« Achaâb yourid » - ou le peuple veut – a été le slogan de campagne de l'actuel chef de l'Etat. Ce mantra a été brandi à chacun de ses discours et à chacune de ses apparitions comme la locomotive première de l'ensemble de ses actions. « Vous pouvez ne pas comprendre, vous pouvez ne pas adhérer, mais le peuple en a voulu ainsi et c'est le peuple qui décide ». Hier encore, le président de la République disait à son nouveau chef du gouvernement que « les élections sont des étapes périodiques qui permettent au seul peuple souverain de choisir librement et dans le plein respect de la loi ». Ce ne sera pas le cas le 6 octobre. Comment le peuple pourra-t-il réellement décider si on a déjà choisi à sa place et pipé les dés avant même qu'il puisse commencer à jouer ?
Le propre d'une élection est justement de donner le pouvoir au peuple pour qu'il puisse s'exprimer à travers les urnes. Définition simple de l'exercice démocratique. Celui de donner la parole à tous et de faire en sorte que chaque voix compte. De celle du chômeur de 19 ans, en pleine recherche identitaire, à celle du retraité de 80 ans, qui a déjà l'essentiel de sa vie derrière lui. Peu importent ses orientations politiques, idéologiques ou ses opinions, sa voix comptera autant que celle d'un autre. Mais, que faire si le jeu est biaisé avant même d'avoir commencé ? Que certaines voix aient été écartées avant même de s'exprimer et que certains aient été jugés moins citoyens que d'autres ?
Du côté des candidats, parmi les règles de base pour présenter sa candidature à la présidentielle, celle de collecter des parrainages de citoyens. Gage d'une certaine popularité, cette règle sert à écarter ceux ne disposant d'aucune base populaire. De quoi donc éviter de voir, inscrits sur un bulletin de vote, des noms qui pourraient faire perdre du temps et de l'argent au contribuable. Pour la présidentielle de 2024, l'électeur n'aura pas en face de lui un bulletin de vote représentatif de ses choix et de ses opinions. Il devra, dès le premier tour, ne pas choisir le candidat qui lui correspond le plus, mais plutôt écarter ceux qui lui ressemblent le moins. Pour faire simple, il aura à choisir entre trois candidats et il est très probable qu'aucun des trois ne corresponde, même de loin, à l'idée qu'il se fait d'un bon président.
De la liste initiale de 17 personnes, trois seulement ont été retenus. Sept d'entre elles ont décidé de déposer des recours, mais, sans grande surprise, ont été tous décalés malgré des dossiers très défendables. Ce sont donc des dizaines de milliers de parrainages jetés à la poubelle. Des dizaines de milliers de voix de citoyens qui n'auront pas eu la chance de pousser au premier tour le candidat qu'ils estiment plus apte à gouverner le pays. Plus précisément 70 mille voix qui n'ont pas compté. Avant ce dernier tamisage, plusieurs autres candidats avaient été empêchés de déposer une candidature. Certains ont été jetés en prison et plusieurs autres privés de leur bulletin numéro 3. Dur à concevoir pour des Tunisiens qui, pendant deux présidentielles, ont découvert le jeu de la pluralité après avoir vécu sous le règne du candidat unique. Le retour à la case départ s'avère être plus pénible que prévu.
Et pourtant, cette chute n'a été ni brusque ni inattendue. Elle a été distillée et préparée au fil des mois et des années, au moyen de discours diabolisateurs et de désertification de la scène politique. Au moyen de règles de plus en plus restrictives imposées par une instance aux élections sous l'ordre d'un des trois candidats. Des citoyens pensent aujourd'hui qu'un Sauveur les a débarrassés des corrompus, qu'il a assaini le pays. En réalité, il leur a ôté le pouvoir de décision, vidé le champ de toute voix plurielle et s'est érigé en choix unique. La présidentielle de 2024 ne sera pas basée sur les programmes, ni sur les profils des candidats ou le camp auquel ils appartiennent ou prétendent appartenir. Elle opposera ceux qui estiment que l'actuel président devrait rester au pouvoir et ceux qui choisiront un candidat de fortune uniquement pour le contrer. Si c'est cela la démocratie, alors qu'est-ce que le totalitarisme?