Le doute était là, bien là. Jusqu'à la semaine dernière, tout le monde se posait la question, y aura-t-il oui ou non, une élection présidentielle en octobre prochain ? Le mandat de cinq ans de Kaïs Saïed arrive à échéance et, théoriquement et légalement, il devait y avoir une élection pour le reconduire ou lui désigner un successeur. Sauf que la théorie et la légalité sont des mots étrangers au lexique du président de la République qui n'a fait que tourner le dos aux lois et aux règles durant sa mandature. Il a même jeté à la poubelle la constitution qu'il a juré de respecter pour la remplacer par une autre qu'il a écrite lui-même et tout seul. À partir de là, le doute était justifié. Rien n'empêchait Kaïs Saïed d'annuler les élections et de continuer à régner sur les Tunisiens en prétextant n'importe quel motif. Péril imminent, traitrise des candidats potentiels, état d'urgence, réchauffement climatique ou trou dans la couche d'ozone sont autant de motifs valables, à ses yeux, pour dire aux Tunisiens « j'y suis, j'y reste ». Sauf qu'il n'a pas fait ce forcing et qu'il n'a pas fait tordre les textes (comme à son habitude) et c'est tant mieux. Mardi dernier, il annonce officiellement la convocation des électeurs pour la présidentielle du 6 octobre 2024. Peu importe que ce soit à l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) d'annoncer la date et pas à lui, on n'est plus à ce niveau de formalisme en Tunisie. L'essentiel est que l'autocrate se remette aux urnes et aux Tunisiens pour le plus beau des scrutins démocratiques.
Sauf qu'il y a un mais. Un grand mais. C'est vrai que la date est fixée et qu'il y aura une présidentielle, mais les dés sont pipés et l'ambiance générale n'a rien de démocratique. Il y a en ce moment une réelle peur qui envahit les esprits et empêche le déroulement normal de la présidentielle. Les membres de l'Isie sont tous nommés par le candidat sortant. Naturellement, il y a lieu de s'interroger sur leur crédibilité, leur indépendance et leur intégrité. Sauf que l'on ne peut pas formuler cette interrogation des plus légitimes, car ça tombe sous le coup de la loi. L'Isie a multiplié les plaintes judiciaires contre tous ceux qui l'ont remis en doute (dont Business News) et certains politiciens sont actuellement en prison à cause de ces plaintes. C'est le cas de Jaouhar Ben Mbarek et Abir Moussi. Deuxièmes acteurs majeurs dans une élection, les médias. Partout dans le monde, dans n'importe quelle élection, ce sont eux qui font et défont les candidats. Leur influence n'est pas toujours déterminante, sans aucun doute (on vient de le voir en France), mais leur présence est inévitable. À cause des pressions politiques, judicaires et économiques, les médias tunisiens ont abandonné leur rôle. Il n'y a quasiment plus d'émissions politiques dans le paysage audio-visuel et les titres politiques se comptent sur les doigts pour la presse écrite. Ne se suffisant pas du désert qu'il a imposé dans les médias privés, le régime Kaïs Saïed a mis les médias publics à sa botte pour chanter sa gloire. Pire, ses thuriféraires font preuve de zèle et vont jusqu'à censurer les articles annonçant les autres candidatures. On ne parle même pas de présenter les programmes des autres candidats et de leur offrir un temps et un espace de parole, on parle juste d'annonce de candidature ! Troisièmes acteurs incontournables d'un scrutin démocratique, les instituts de sondage. En 2011 et en 2014, il y en avait plus d'une dizaine. En 2019, ils n'étaient plus que quatre ou cinq. Pour 2022, 2023 et 2024, il n'y en a plus aucun. Absolument aucun institut de sondage ne veut prendre le risque de mesurer le poids des candidats. « J'ai une famille », a dit l'un d'entre eux présent autrefois dans tous les médias pour présenter ses chiffres et ses analyses.
Quatrièmes acteurs incontournables d'une élection, les candidats eux-mêmes. Il y a ceux qui ont été mis en prison depuis plusieurs mois, telle Abir Moussi, et ceux qui ont vu récemment de nouvelles affaires judiciaires leur coller à la peau ou remonter à la surface, tels Nizar Chaâri, Mondher Zenaïdi, Safi Saïd, Abdellatif Mekki ou Lotfi Mraihi. Pour intimider M. Chaâri, les comptes des réseaux sociaux proches du régime sont allés jusqu'à citer sa fille mineure dans l'une des multiples affaires le concernant. Pour faire peur à Mondher Zenaïdi, on lui colle une affaire liée à une histoire de privatisation remontant à 2010. À l'époque, il n'était même pas ministre en charge du dossier. M. Saïd est condamné par contumace à de la prison ferme. Il serait également condamné dans d'autres affaires qui seraient liées à la question des parrainages pour sa candidature à la présidentielle de 2019. M. Mekki est cité dans l'affaire de la mort de Jilani Daboussi, bien que le décès ait eu lieu alors qu'il n'était plus ministre depuis longtemps. Parce qu'il possèderait un compte à l'étranger, M. Mraihi a fait l'objet d'un mandat de dépôt et croupit en prison depuis la semaine dernière. Un second mandat de dépôt a été émis à son encontre pour la question des parrainages pour sa candidature à la présidentielle de 2019. Parenthèse en passant, le président de la République Kaïs Saïed a lui-même (comme beaucoup d'autres) été épinglé par la cour des comptes, pour la question des parrainages de la présidentielle de 2019, mais il n'a pas été inquiété. Cinquième acteur incontournable d'une élection, la justice. Celle-ci est depuis 2022 en mort clinique. Les sanctions ne cessent de pleuvoir sur les magistrats qui émettent des décisions contraires aux desiderata du régime. Clairement, on ne peut pas compter sur elle pour trancher sur les différends liés à la présidentielle. Sixième et dernier acteur incontournable d'une élection, les électeurs. C'est-à-dire les citoyens. Dans un scrutin normal, par leur bulletin, ce sont eux qui décident du sort des candidats. Préalablement, ils se renseignent sur les uns et les autres et débattent dans les cafés, les salons et les réseaux sociaux. À cause du décret 54 liberticide, ces citoyens réfléchissent désormais à deux fois avant de parler politique. Jusqu'à la semaine dernière, un citoyen a été condamné à deux ans de prison juste pour avoir critiqué le régime sur sa page Facebook. Il y a tellement de dégoût de la chose politique que le taux de participation a battu tous les records négatifs aux dernières élections avec un maigre 11%.
« Il est plus sûr d'être craint que d'être aimé » disait Machiavel en 1532 dans « Le Prince ». Pour cette présidentielle 2024, le constat est là et ne souffre d'aucun doute, il y a une peur générale qui règne. Le régime de Kaïs Saïed a mis en place les règles du jeu, a désigné les arbitres, a cassé les caméras braquées sur lui, a écarté les joueurs qu'il estime (à tort ou à raison) performants et éliminé les spectateurs bruyants qui le dérangent. Kaïs Saïed a décidé de la date du match, on le remercie, c'est déjà ça de gagné. Mais il a plombé tout l'esprit de compétition avec cette ambiance de peur qu'il a créée et qu'il impose à tous les acteurs.