À J-4 de la présidentielle, on commence enfin à voir un semblant de débat autour des élections sur les réseaux sociaux. On ne parle cependant pas des programmes des candidats, loin de là, mais plutôt s'il faut aller voter ou bien boycotter. La présidentielle de 2024 ne ressemble pas à ses précédentes. Aucun sondage n'a été publié pour mesurer le poids approximatif de chacun des candidats, des candidats refusés par l'instance électorale pour défaut de parrainages, d'autres rétablis dans leurs droits par le tribunal administratif mais refusés quand même unilatéralement et illégalement par l'instance et d'autres encore à qui on a refusé le casier judiciaire. Entre les candidats prétendants à l'étranger, celui interdit de toute apparition publique et de quitter son quartier et le candidat officiel qui croupit en prison depuis plus d'un mois, il est clair que la candidature à la présidentielle est un péril en Tunisie. Et si l'on ajoute à tout cela l'interdiction aux meilleurs observateurs de faire leur travail, le changement du code électoral à une semaine du scrutin et le plafond très bas des dépenses de campagne, l'image dégagée par cette présidentielle est celle d'une mascarade. Une mascarade qui ressemble aux deux élections précédentes organisées par le régime actuel, les législatives et les régionales, où le taux de participation a effleuré à peine les 11%, selon les chiffres officiels.
Pour les partisans de Kaïs Saïed, la question ne se pose pas, il faut aller voter et il est hors de question de boycotter. Sauf que ces partisans sont loin d'être nombreux. Dans les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, ce sont toujours quelques personnes, qui se comptent souvent sur les doigts, portant les affiches de Kaïs Saïed. Parfois, on les prend à partie comme on l'a vu hier à Sfax avec la belle-sœur du président et parfois c'est d'un ridicule monstre, comme on l'a vu avec la comédie jouée par l'ancien gouverneur de Ben Arous sortant d'un taxi collectif accompagné de plus de personnes que la capacité maximale du véhicule. Pas moins ridicule que ces quidams portant l'affiche du président sortant sur le dos d'un âne. En parallèle, et contrairement à 2019 quand il a parcouru le pays de bout en bout, le président sortant s'est rarement déplacé sur le terrain pour rencontrer les électeurs. Par manque de moyens, par mépris ou par peur d'un fiasco, il n'a même pas organisé de meeting pour ses troupes.
À défaut de sondages scientifiques, on ne connait pas le poids réel de ces partisans du président, mais ils semblent bien minoritaires, aussi bien sur terrain que sur les réseaux sociaux. La majorité des gens, dans les cafés et les rues, et sur les réseaux sociaux ne semble pas soutenir le président de la République. À J-4, les tendances sont entre le boycott et le vote pour Ayachi Zammel, dont le nom revient sans cesse ou Zouhaier Maghzaoui qui a réussi à obtenir les soutiens de deux politiciens controversés, Olfa Hamdi et Mohamed Abbou. La question sur toutes les lèvres est donc faut-il boycotter ou aller voter ? Les arguments d'un côté comme de l'autre sont audibles et ont du sens.
Pour ceux qui appellent au boycott, l'argument qui revient inlassablement est qu'il ne faut pas légitimer un régime putschiste et participer à une mascarade dont l'issue est connue d'avance. Le pouvoir en place a, en effet, tout fait pour discréditer ses propres élections. Il a lui-même nommé les membres de l'instance électorale, il a écarté ses principaux rivaux et en a jeté quelques-uns en prison, les médias publics et plusieurs médias privés sont devenus de véritables outils de propagande exclusivement à son service, il a refusé l'accréditation des ONG indépendantes les plus notoires et les plus crédibles et il a changé le code électoral à la dernière minute. Après tous ces scandales, il devient clair que le pouvoir ne semble reculer devant aucune ignominie pour se maintenir. Ira-t-il jusqu'à la fraude et le bourrage des urnes le jour du scrutin ? Plusieurs le croient dur comme fer et c'est pour cela qu'ils refusent d'aller voter dimanche. « Pas question d'augmenter le taux de participation, puisqu'il va gagner de toute façon, qu'il gagne alors avec un faible taux de participation, comme c'était le cas aux législatives et aux locales ! », dit-on un peu partout. D'autres craignent tout simplement d'être signalés comme étant opposants à Kaïs Saïed, si jamais ils votent pour l'un de ses rivaux. « Ceux qui ont parrainé un autre candidat ont été démasqués par l'Isie et certains ont eu des problèmes, je ne veux pas avoir de problème. Dans le doute il vaut mieux s'abstenir, donc dimanche je reste chez moi ! », peut-on lire dans un commentaire sur Facebook.
Du côté de ceux qui appellent à aller voter dimanche, les arguments ne sont pas moins recevables. En réponse à ceux qui disent qu'il va y avoir fraude et bourrage des urnes le jour du vote, puisqu'il n'y aura pas suffisamment d'observateurs, ils affirment que cela est techniquement impossible. Il y a onze mille bureaux de vote et les chefs de bureau sont des citoyens expérimentés et réputés pour leur intégrité et leur indépendance. Ils ne peuvent pas accepter de valider des fraudes, d'autant plus que les sanctions pénales sont très lourdes pour ce genre d'exercice. Cela implique aussi la complicité des autres membres du bureau de vote, ce qui veut dire que le pouvoir doit miser sur la connivence de dizaines de milliers de membres de l'Isie issus de différentes tendances politiques et, théoriquement, totalement intègres. Le dépouillement des voix se fera ensuite dans des centres de collecte devant les observateurs et les citoyens. En tout état de cause, les chiffres validés par les chefs de bureau, et consignés par leurs membres et les représentants des candidats, doivent être conformes à ceux annoncés dans les centres de collecte. Précisons que ces résultats sont affichés sur la porte de chaque bureau de vote pour être vus par tout citoyen qui le désire. Ce système mis en place depuis 2011 empêche donc le pouvoir de bourrer les urnes et de modifier les résultats. En dépit de ces ceintures de sécurité imaginées pour empêcher toute fraude, le pouvoir a la possibilité d'invalider les voix de ses rivaux. Il userait de moyens détournés et devrait compter, pour cela, sur la complicité de la cour d'appel, désignée comme instance de recours en cas de litiges. Une désignation rendue possible la semaine dernière avec l'amendement du code électoral et ce exclusivement pour la présidentielle de 2024. Dans le passé, et aussi dans l'avenir, c'est le tribunal administratif qui tranche sur les litiges électoraux. En changeant le code électoral à dix jours du scrutin, le pouvoir semble compter sur une éventuelle complicité des juges de la Cour d'appel pour invalider les voix de ses rivaux. Cette éventuelle invalidation, synonyme de fraude, si jamais elle a lieu, motive paradoxalement ceux qui appellent à aller voter dimanche. « Il faut pousser le régime à la faute et à la fraude, il faut qu'il y ait un scandale, il faut que la planète entière témoigne qu'il a triché pour gagner, il ne faut pas lui faciliter la tâche et ne laisser que ses partisans voter ! », disent-il en chœur. Ils rappellent, dans la foulée, qu'il est impératif de faire barrage au président sortant et de se rappeler ses multiples violations de la loi, de la constitution et des libertés.
Au vu des arguments des uns et des autres, il y a de quoi être perplexe. Les citoyens, pas très impliqués politiquement ne veulent pas participer à une mascarade, mais ne veulent pas non plus aider Kaïs Saïed à se maintenir au pouvoir. À J-4, ils sont encore dans l'expectative et peuvent pencher dans un sens ou dans l'autre. Dans les pays démocratiques, ce genre d'hésitation à quelques jours du scrutin est ordinaire et courant. Pour trancher, les citoyens observent les sondages et regardent les débats, souvent très houleux, entre les candidats. Ils se laissent aussi emporter par les avis de quelques leaders d'opinion. Or, en Tunisie, il n'y a point de sondage ou de débat et les leaders d'opinion sont eux-mêmes divisés, voire muets. Le pouvoir autocratique de Kaïs Saïed a bâillonné le pays de telle sorte que les élections deviennent insipides et les citoyens suspicieux, sceptiques et hésitants sur ce qu'ils doivent faire.