Décliné en points forts et points faibles, le projet occidental pose la question de sa pérennité... Le Collège international de Tunis, sis rue du Marr, dans les anciens faubourgs de la Médina de Tunis, accueillait, samedi dernier, le penseur français Régis Debray, récent auteur, avec le journaliste Renaud Girard, d'un texte intitulé «Que reste-t-il de l'Occident ?» L'espace exigu du Collège peinait à contenir la foule nombreuse de ceux qui avaient fait le déplacement. Signe sans doute que Régis Debray a ses admirateurs en Tunisie et que sa pensée ne laisse pas indifférent. Il faut dire aussi que son parcours singulier séduit l'intelligentsia locale : militant de gauche, il a connu à ses débuts aventures et mésaventures - en 1967, il rejoint Che Guevara à Cuba puis l'accompagne en Bolivie, où il goûtera l'expérience de la prison... Comme le rappelle l'écrivaine Hélé Béji, la maîtresse de céans, il est celui qui prendra position contre l'invasion de l'Irak lors de la guerre de 1991. En outre, il compte parmi ceux qui n'ont pas cessé de dénoncer la politique israélienne d'occupation et de domination... A tout cela s'ajoute, sans doute, le fait que Régis Debray est un «agnostique» notoire. Et que, dans le contexte actuel, il y a un besoin ressenti d'explorer des pensées qui ont su envisager et combattre les tentatives de l'ordre religieux de faire son retour sur la scène publique. Mais, rappelle encore Hélé Béji, le combat qui fut celui des Lumières n'est pas exactement celui qui est à mener aujourd'hui. Et le penseur français s'inscrit, en effet, dans ce type de démarche rénovée : «Valéry disait que deux choses menacent le monde : l'ordre et le désordre. On pourrait dire de la même manière que deux choses menacent le monde : le sacré et l'absence de sacré...». Le péril que représente l'éclipse du sacré doit donc être une préoccupation de l'intellectuel moderne, au même titre que le retour d'un certain sacré. Se tourner vers la raison et les sciences n'est pas la panacée : «Du progrès des connaissances ne découle pas le progrès des conduites !» Ce péril-là, celui de la disparition du sacré, en tout cas, est au cœur de l'Occident et de son projet. Régis Debray développe au sujet de l'Occident ce qu'il appelle des points forts et des points faibles, le tout se présentant plutôt comme un réquisitoire que comme une défense. Au nombre des points forts, il évoque la cohésion, le monopole de l'universel, la capacité à former les élites mondiales, le «formatage des sensibilités» à travers l'hégémonie culturelle —la «soft power»—, et l'innovation scientifique et technologique. Côté points faibles, il y a la folie des grandeurs, la prétention à faire le bonheur de tous, le déni du sacrifice et ce qui est appelé la «prison du temps court» : ce qui rejoint la perte de la mémoire... «Nous sommes devenus amnésiques, dit Régis Debray, mais pas l'histoire». D'où le fait, incompréhensible pour les Occidentaux, que la frontière qui sépare le domaine de l'OTAN du reste des pays d'Europe coïncide à peu près avec l'ancienne frontière qui séparait l'empire carolingien de l'empire byzantin, celui de la latinité de celui du christianisme orthodoxe... L'Occident «coupe le présent du passé qui l'explique» en consacrant le règne sans partage du présent. Règne de la consommation ! Dernier point faible : l'interventionnisme et la destruction des Etats souverains. Il s'agit de se débarrasser des «bad guys». Après quoi, tout est censé aller pour le mieux dans le monde... «Comme en Irak après la mort de Saddam !», précise-t-il de façon ironique. Régis Debray établit ici un lien de cause à effet entre ce point faible et le développement des «ONG armées et nomades» que sont les organisations terroristes... Alors «que reste-t-il de l'Occident?». La question est partie d'une invitation des Chinois à venir disserter sur le sujet et l'intellectuel français a pris soin de souligner à l'intention de ses hôtes que l'hégémonie n'est pas essentiellement affaire de PIB ou de taux d'endettement, qu'elle a une dimension culturelle... Mais, cela étant précisé, Régis Debray considère que la domination de l'Occident pourrait bien connaître une fin plus proche qu'on ne le croit.