Par Mohamed BOUAMOUD C'est plus qu'un phénomène social, une vraie tradition établie chez nous depuis au moins deux décennies : la culture du retard volontaire. Ce phénomène est entré de plain-pied dans nos mœurs, nos habitudes; c'est même devenu un réflexe de tous les jours : on n'arrive jamais à un rendez-vous sans accuser un retard de quelques minutes. La logique des choses veut, en principe, que les retardataires soient les malvenus et mal vus pour leur irrespect de l'horaire convenu. Eh bien, non : chez nous, les retardataires sont les mieux respectés, les bienvenus. Ceux venus à temps, on les pénalise en les obligeant à se morfondre dans leurs sièges jusqu'à ce que les “seigneurs" daignent se présenter. Mieux : être en retard est devenu quelque chose de sympa, un signe d'importance. On arbore même un large sourire en serrant la main d'un retardataire, comme pour lui dire: «Merci d'être venu en retard, c'est très gentil, c'est très aimable à vous». Dans l'exercice de ses fonctions, le journaliste est très souvent invité à couvrir les actes d'un colloque, une conférence de presse ou autres réunions du genre. Prévu à 10 heures, par exemple, l'événement ne commence jamais à temps. Le retard peut être d'une demi-heure et davantage. L'explication est sur toutes les lèvres : «On attend les autres...». Tant et si bien que maints journalistes, certainement les plus intelligents, ont appris la règle par cœur : arriver en retard pour être à l'heure... de l'événement. Il y a trois ans de cela, un ex-ministre de la Culture était arrivé avec... une heure de retard, à une conférence de presse annoncée par son responsable média à 11 heures. L'un des journalistes avait eu le courage de prendre la parole dès le commencement de la réunion : «Pouvons-nous comprendre, Monsieur le ministre, la raison de votre retard ? Cela fait une heure qu'on vous attend...». Et le ministre, perfidement ou sincèrement, de rétorquer : «J'étais là à 11 heures, Monsieur ! Mais on m'a prié d'attendre dans le salon à côté, jusqu'à l'arrivée de vos collègues. C'est à eux que vous devez adresser vos reproches... ». Nous avons récemment vécu le même désagrément et entendu les mêmes excuses, lors de la présentation d'une nouvelle association. Il faut dire qu'aux yeux de notre société, arriver en retard a toujours été perçu comme le fait des Seigneurs, des Grands, des Messieurs-pas-tout-le-monde, un luxe que ne peuvent se permettre les petites gens. Jadis, c'était le fait des grandes dames : elles aimaient arriver à une fête avec un retard significatif pour faire une entrée fracassante, être vues seules, à un moment où elles n'avaient point de concurrentes (aujourd'hui encore, les femmes adorent être vues seules et ‘‘plein écran''). Mais s'agissant de cérémonies, familiales ou mondaines, ce comportement est sans grandes conséquences pour les “à temps", dans la mesure où personne ne dépend de l'autre. Petit à petit, le retard volontaire s'est “démocratisé", c'est devenu l'affaire de tout le monde, ou presque. C'est très curieux, mais même les Européens de chez nous ne se privent pas d'observer un bien bon retard aux conférences qu'ils organisent eux-mêmes. A se demander, parfois, qui a inculqué à l'autre cette mauvaise habitude. Alors, voilà : puisque le retard est un signe de “grandeur"; puisque les retardataires sont plus respectés que les autres; et puisque nous voudrions être considérés comme de vrais Grands nous aussi, voici donc un préavis: Honorables Messieurs, organisateurs de conférences de presse ou autres, mentionnez l'heure que vous voulez sur votre invitation, nous ne nous y présenterons plus qu'avec une heure de retard. N'est-ce pas cela que vous voulez ?