A l'actualité cette semaine, le vote dans les délais et dans la douleur, de la Loi de finances 2017. Après plusieurs grèves et manifestations, des polémiques à n'en plus finir, des amendements, des marchandages, des menaces et des chantages, on a fini par voter cette loi avec 122 voix pour, 48 contre et 2 abstentions. 45 députés étaient absents de cette séance de vote final, parmi les plus gros donneurs de leçons en matière d'intégrité, d'assiduité, d'honnêteté, de transparence et toute la littérature similaire. Ces dernières semaines, et avant que cette loi ne soit votée, le pays a connu un bon nombre de crises. Préavis d'une grève générale des travailleurs, grève générale des avocats avec plusieurs manifestations, préavis d'une grève générale des pharmaciens, menace d'une grève des médecins, colère des patrons de presse, exacerbation d'une partie de la société civile et de partis de l'opposition… La tension générale était perceptible et, pour plusieurs cas, elle était compréhensible et justifiée. Le pays a peu de moyens, tout le monde se doit de faire des sacrifices, mais personne ne veut commencer. On tape alors sur les plus faibles, les plus vulnérables, ceux qui ne savent pas ou ne peuvent pas crier plus haut que les autres.
En dépit des nombreuses critiques qu'on peut formuler contre cette loi de finances, dans sa version finale votée samedi, il y a des points positifs à relever. Le premier point, et le plus important à mon sens, c'est cette prise de conscience de la chose publique. La loi de finances n'est plus l'apanage de quelques économistes, politiques et députés, elle intéresse désormais les médias, les chroniqueurs, les fonctionnaires, les commerçants, le grand public. C'est un acquis de taille, car désormais le gouvernement et l'administration savent qu'ils ne peuvent plus faire passer ce qu'ils veulent dans ce type de lois. Il ne suffit plus de convaincre le parti au pouvoir pour faire avaler toutes les couleuvres aux contribuables. Cette prise de conscience généralisée va permettre, dans les années à venir, de réaliser des miracles. Le deuxième plus important point positif à relever dans le vote de cette loi de finances est la bataille gagnée contre les professions libérales.
Il est indéniable, que parmi les professions libérales, la corporation des avocats est celle qui a toujours causé du souci au pouvoir et les différents gouvernements. Zine El Abidine Ben Ali, malgré tout le despotisme qu'on lui prête, n'a jamais pu vaincre cette corporation et lui imposer l'équité fiscale. L'administration a bien essayé, pendant des années, à imposer un système aux avocats et aux médecins pour contrôler leurs revenus, elle n'a rien pu faire. Ben Ali s'est toujours déculotté face à ces deux corporations très bruyantes et à la capacité de nuisance incommensurable. Que Youssef Chahed réussisse à imposer aux avocats d'avoir un identifiant fiscal, les obligeant par la suite, à déclarer leurs revenus, est une prouesse pour l'Etat. C'est un bienfait certain de la démocratie et de la liberté d'expression, qui ont permis des choses impossibles à réaliser sous une dictature. Ben Ali était seul face aux avocats et les médias n'avaient pas la crédibilité requise pour défendre ses projets de mise en place du système fiscal adéquat pour les professions libérales. L'argument des avocats qui l'accusaient de les cibler pour des raisons politiques, en mettant en place un système de contrôle, était recevable.
Pour gagner la bataille, Youssef Chahed a agi en deux temps. Il a tout d'abord poussé à l'erreur les avocats en leur faisant proposer eux-mêmes (et à deux reprises) des textes difficiles à accepter. Ils se sont rendu compte après coup qu'ils se sont piégés eux-mêmes et ont dû se rétracter rapidement au point de perdre leur crédibilité. Le chef du gouvernement a pris ensuite à témoin l'opinion publique qui s'est fortement mobilisée, grâce aux médias, contre cette évasion fiscale. Il était inacceptable pour cette opinion que près de la moitié des avocats continue à passer entre les mailles du filet et ne s'acquitte pas de ses impôts comme le reste des contribuables. Les avocats ont beau manifester bruyamment, intimider les médias en les accusant d'être à la solde du régime, rappeler leur militantisme et leur philanthropie, rien n'y fit, ils n'arrivaient pas à convaincre ! Revenant à la table des négociations, et après avoir rejeté farouchement toute malhonnêteté et toute volonté d'évasion fiscale, il était impossible pour eux de rejeter la proposition du matricule fiscal. Banco pour Youssef Chahed car, sur le fond, il n'a jamais cherché plus que ça ! La barre était suffisamment élevée au départ, il avait de la marge pour la faire baisser de telle sorte qu'il ramène les avocats bruyants où il voulait. Le texte est voté. A partir de 2017, les professions libérales devraient montrer patte blanche comme tout le monde. Cet acquis, Ben Ali ne l'a jamais réussi. Idem concernant la levée du secret bancaire. Il y avait tellement de pression de la part des médias et de l'opinion publique pour la transparence et la lutte contre la corruption qu'il était impossible pour les députés de ne pas voter ce texte.
Ces succès, obtenus grâce à la légitimité du pouvoir et la force des contre-pouvoirs autorisent tout l'optimisme du monde quant à l'avenir de ce pays. Ces succès, cependant, ne doivent pas occulter les échecs enregistrés par le même Youssef Chahed dans la discussion de cette Loi de finances 2017. « Dieu garde-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge » : ce sont les députés de la coalition au pouvoir qui sont derrière les rejets des propositions du chef du gouvernement. La proposition-phare capable de lutter contre la contrebande, dans le texte de la LF, était rejetée. Celle consistant à interdire le cash pour les transactions, relatives notamment à l'achat d'une voiture, supérieures à 5000 dinars. C'est bien beau d'imposer aux fonctionnaires de faire des efforts en temporisant les augmentations de salaire déjà promises, d'obliger les hommes d'affaires à faire des sacrifices en leur imposant 7,5% supplémentaires d'impôt, de rabaisser le caquet aux professions libérales en les obligeant à devenir transparentes, le plus gros du « gâteau » demeure entre les mains des contrebandiers. La lutte contre la corruption et la contrebande était une priorité du gouvernement de Youssef Chahed et il est incompréhensible que les députés disent non à une mesure qui les oblige à entrer dans le système et à garantir la traçabilité des transactions financières. On a beau dire que la bancarisation est faible, que nos établissements financiers ne sont pas encore prêts à accepter un flux important de clients d'un coup, les réponses ne sont pas convaincantes. En opposant un niet à ce texte, les députés ont donné l'impression d'être à la solde de la contrebande et de la mafia.
La majorité des députés font le contraire de ce qu'ils disent sur les plateaux télé ou devant les caméras. On les a vus dans le rejet du texte relatif aux transactions supérieures à 5000 dinars en cash, mais également dans celui du budget de l'IVD. Ils ont « lynché » sa présidente Sihem Ben Sedrine en lui rappelant tous ses abus et ses violations des lois et des décisions de justice, mais ils lui ont quand même voté son budget ! Si SBS est suspecte, pourquoi n'ont-ils pas nommé une commission d'enquête pour se pencher sérieusement sur son dossier, sur ses abus supposés et ses licenciements abusifs ? Et si elle n'est pas suspecte et mérite qu'on lui vote son budget, pourquoi alors l'ont-ils lynchée ? Ne serait-ce qu'avec son voyage injustifié au Panama en pleins débats budgétaires (le motif du voyage n'a rien à voir avec la justice transitionnelle), la présidente de l'IVD aurait dû être suspendue le temps de l'enquête. Les députés auraient dû l'écarter provisoirement et imposer le retour des membres qu'elle a licencié injustement ou qu'elle a poussé à la démission, comme condition première au vote du budget de l'IVD. Ils auront démontré que leur problème n'est pas avec l'instance, mais avec sa présidente controversée qui n'a cessé de collectionner les casseroles et les plaintes contre elle. Il se trouve que nos députés (pas tous heureusement) savent gesticuler et parler, mais vont rarement jusqu'au bout et être conséquents avec leurs principes et leurs idées. Leur vote à l'encontre des propositions de leur propre gouvernement, voire à l'encontre de leurs propres programmes et leurs propres principes, est le comble de l'aberrant et du non-sens. La lutte contre la corruption et la fraude est un tout indivisible. Soit tu es pour, soit tu es contre, il n'y a pas de « mais » qui tienne.