Les corécipiendaires du Prix Nobel de la Paix sont totalement absents de la vie politique et économique tunisienne. La centrale patronale et la centrale syndicale étaient muettes lors de l'élection présidentielle et sont encore muettes à la veille de la discussion de la Loi de finances 2025. Manquant totalement de légitimité et de crédibilité, elles jouent l'autruche en attendant des jours meilleurs. Du temps du regretté Houcine Abassi et de la regrettée Wided Bouchamaoui, il ne se passait pas un jour sans que l'UGTT (centrale syndicale) et l'Utica (centrale patronale) ne réagissent à l'actualité politique ou économique. Les deux centrales étaient tellement actives et impliquées dans la chose publique qu'elles ont reçu en 2015 le Prix Nobel de la Paix aux côtés de l'Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme. Ce temps-là semble révolu comme s'il appartenait à un autre siècle, une autre ère. En dépit de l'actualité politico-économique abondante et sujette à moult polémiques, les deux organisations brillent par leur absence. La présidentielle du 6 octobre dernier s'est illustrée par plusieurs dépassements allant de la révision de la loi électorale en pleine campagne à l'exclusion des observateurs indépendants les plus crédibles, en passant par le refus d'application d'une décision judiciaire remettant dans la course trois candidats et l'emprisonnement du candidat officiel Ayachi Zammel. À chacune de ces étapes, l'UGTT et l'Utica ont agi comme si ces abus se passaient dans un autre pays. Une fois la page de la présidentielle tournée, est venue la Loi de finances 2025 avec son lot de décisions contraires aux intérêts des entreprises et des travailleurs avec une augmentation substantielle des taux d'imposition. Idem s'agissant du budget de l'Etat. Mais bien que les deux organisations soient directement concernées par le sujet, elles n'ont publié aucun communiqué. Leurs dirigeants successifs, jadis prolixes et polémiques, brillent par un silence total, comme si la Loi de finances et le budget de l'Etat concernaient un autre pays.
Pour alimenter leur trésorerie, l'UGTT, tout comme l'Utica bénéficient de subventions publiques et reçoivent de leurs adhérents des dizaines de millions de dinars. Dès lors, elles ont l'obligation d'intervenir dans la chose publique. En s'abstenant de remplir leurs missions de défendre l'Etat de droit et les intérêts de leurs adhérents, elles se dérobent à leurs responsabilités et violent un devoir moral. Jamais dans l'Histoire de l'Utica et de l'UGTT, les deux organisations n'ont observé une telle léthargie. Même sous le régime autoritaire de Ben Ali, elles réagissaient à la Loi de finances et au budget de l'Etat. Après la révolution, elles ont carrément été des actrices de premier plan. Grâce à la démocratie naissante (étouffée depuis), mais aussi grâce au charisme de leurs dirigeants de l'époque. Le pouvoir autoritaire et intimidant de Kaïs Saïed a fait que plusieurs ONG, partis et médias se terrent. On ne compte plus les peines de prison et les mandats de dépôt visant des personnalités politiques et médiatiques qui ont critiqué ou se sont opposées au régime. Il y a comme une peur régnant sur la ville. Une sorte de chape de plomb qui favorise l'éclosion de la lâcheté comme la pluie favorise la sortie des escargots. Utica et UGTT ont peur et préfèrent laisser le pouvoir faire ce qu'il veut plutôt que d'exposer leurs dirigeants à des risques privatifs de liberté. Craignant la prison, elles sont devenues prisonnières du pouvoir. On est loin, très loin, du courage et de l'abnégation des dirigeants de 2015.
Cette peur et cette apparente lâcheté n'expliquent pas tout cependant. Aussi bien à l'Utica qu'à l'UGTT, il y a un problème de légitimité et de crédibilité. Kaïs Saïed s'est assis sur la constitution et les lois pour imposer son autoritarisme. Il se trouve que l'UGTT et l'Utica ont fait pareil. Le mandat de l'actuel président de l'Utica, Samir Majoul, s'est achevé en janvier 2023. Il se devait d'organiser un congrès électif et il ne l'a pas fait. Depuis, il a perdu toute la légitimité aux yeux de l'opinion publique et d'une bonne partie de ses adhérents. S'il est encore là, c'est uniquement grâce à un coup de force et parce qu'il est toléré par le régime de Kaïs Saïed. Quant au mandat du secrétaire général de l'UGTT, Noureddine Taboubi, il s'est achevé en février 2022, date à laquelle il devait quitter son poste puisqu'il n'avait pas droit à un nouveau mandat. Sauf qu'il est encore là grâce à un coup de force, similaire à celui de Kaïs Saïed. Il a changé les statuts de l'organisation de telle sorte qu'il puisse être reconduit. Dès lors, il a aussi perdu toute légitimité aux yeux de l'opinion et d'une bonne partie de ses 750 mille adhérents. Tout comme M. Majoul, M. Taboubi n'est encore là que parce qu'il bénéficie de l'appui du régime de Kaïs Saïed.
Sans légitimité, sans crédibilité, redevables au président de la République, les deux dirigeants ne sont plus capables de s'opposer au diktat et aux abus du régime. Le régime a beau arrêter les chefs d'entreprises sur des chefs d'accusation fallacieux, l'Utica ne réagit point. La fuite des cerveaux et des capitaux vers des environnements moins hostiles et plus démocratiques ne semble pas la déranger. L'inflation, les pénuries, l'augmentation des taux d'imposition et la hausse du chômage ne font pas réagir, non plus, l'UGTT. Les deux organisations ont carrément abandonné la chose publique à quelques partis et médias encore résistants. Elles ne menacent plus par les grèves et ne font plus le lobbying nécessaire pour faire réduire le train de vie budgétivore et l'hégémonie de l'Etat. Le pouvoir fait ce qu'il veut, les deux plus grandes organisations du pays jouent à l'autruche, juste parce que leurs dirigeants n'ont pas le courage et la légitimité nécessaires pour remplir leurs missions et leurs devoirs. Tout comme l'Histoire a écrit en lettres d'or les mandats des courageux et valeureux Wided Bouchamaoui et Houcine Abassi, elle retiendra la léthargie affligeante des illégitimes Samir Majoul et Noureddine Taboubi.