«Tu n'es pas du même bord politique que moi ? Tu ne soutiens pas le même candidat que moi ? Alors tu n'es qu'un sale *****, un ********, une espèce d'********* et un ***********. Et sache que je suis à deux doigts de te mettre mon poing dans la figure pour t'apprendre à ne pas être du même avis que moi ! Comment ça je suis agressif ? Je suis juste en train d'user de ma liberté de parole. » Petit à petit, ce genre de discours violent s'est installé en Tunisie au point de ne plus choquer grand monde. Il fut un temps où l'on disait: « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire.» A croire que le temps de cette citation, faussement attribuée à Voltaire, est définitivement révolu. Elle serait aujourd'hui remplacée par: « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites et je vous battrai et vous insulterai jusqu'à ce que vous changiez d'avis.» Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Recrudescence sans précédent Après avoir passé un été festif, célébré l'aïd El Saghir et el Kabir, casé les petits à l'école, les Tunisiens se sont replongés corps et âmes dans leur sujet favori depuis la révolution, à savoir la politique. Totalement obnubilés par les différentes échéances électorales, ils ne ratent, depuis quelques mois, aucun débat télévisé ou radiophonique, passant au peigne fin les discours des uns et des autres, commentant, argumentant....et s'insultant. C'est que la démocratie est un exercice périlleux et la liberté une arme à double tranchant. Faute de limites, les excès et débordements sont vite arrivés. Nous assistons depuis quelques temps à une recrudescence sans précédent de violence verbale. Propos vulgaires, acrimonie, hargne, menaces à peine voilées, incitation à la haine, gros mots... Dans les endroits publics et encore plus sur les réseaux sociaux, jeunes et moins jeunes se déchaînent désormais sans aucune retenue et surtout sans se soucier de la loi. Et gare à celui qui osera les rappeler à l'ordre. Il sera qualifié de tous les noms d'oiseaux et sera la cible d'attaques virulentes qui lui feront amèrement regretter d'être intervenu. Zeineb Fourati, militante active au sein de la société civile se désole: « Je ne comprends pas l'usage de tous ces gros mots. Il n'y a plus de respect pour personne. C'est triste ! » Mohamed Guinoubi quant à lui se demande: « Politiciens, militants, activistes, journalistes et citoyens lambdas passent leur temps à se chamailler et à se traiter de tous les noms. Je ne comprends pas. Sommes-nous dans des élections ou dans un hammam ? » Maher Tabbène quant à lui s'est juré de ne plus jamais commenter les statuts sur les réseaux sociaux, quoi qu'il y lise. Il témoigne: « Depuis un bon moment, j'avais remarqué que les échanges entre facebookers étaient devenus vraiment tendus mais je ne pensais pas un jour être aussi violemment insulté et humilié parce que j'ai donné mon avis sur un candidat à la présidentielle. Pourtant, j'avais utilisé des mots corrects et j'ai livré mon point de vue en toute objectivité, sans agressivité ni impolitesse. Quelle ne fut ma surprise quand quelques secondes plus tard, des personnes se sont mises à m'insulter, à insulter ma famille et à proférer des menaces à mon encontre. J'ai également d'autres messages tout aussi odieux et vulgaires en messagerie privée. Je n'y ai pas répondu mais j'ai fait des captures d'écran et me suis adressé à un avocat pour porter plainte. ca suffit avec l'irrespect et l'insolence ! Nous ne sommes pas dans une jungle et chacun doit assumer la responsabilité de ses propos. » Gardiens sacrés de l'idéologie Mais comment expliquer la montée irrépressible de ce phénomène inquiétant? Pour beaucoup, si les citoyens passent leur temps à se disputer entre eux et à tirer à boulets rouges sur tous ceux qui ne partagent pas leurs orientations politiques, c'est avant tout parce qu'ils s'identifient inconsciemment à ces leaders politiques et qu'ils se mettent automatiquement dans la peau des gardiens sacrés de telle idéologie ou de tel parti. Ajoutez à cela les déclarations, souvent polémiques, des politiciens qui ne font qu'envenimer le débat et qui suscitent des réactions enflammées de la part de leurs adversaires politiques et de leurs supporters. Usant de leur droit de réponse, ces derniers répliquent souvent avec des propos encore plus houleux, provoquant l'ire du camp en face et ainsi de suite... Il s'agit en fait d'un cercle vicieux malsain et dangereux. Pour Nour Bouakline, le seul moyen pour s'en sortir c'est de s'accepter malgré nos différences. Elle estime également qu'il est important que les politiciens changent de discours et prônent l'unité: " Celui qui remportera le second tour sera celui qui aura un discours rassembleur. Nous pouvons avoir des idéologies différentes mais ça ne nous donne pas le droit d'exclure l'autre. Au fait, nous, citoyens, nous nous trompons d'ennemi. Nous nous entretuons, nous nous insultons mais au final, cela ne sert que les politiciens. Il faut prendre de la hauteur et accepter les différences. Certes, cela demande une certaine maturité et ce n'est une évidence pour personne mais c'est la seule solution.» Encore trois décennies Moncef Wannes, sociologue et chercheur à l'Université de Tunis, nous livre quant à lui une analyse de la société tunisienne dans sa globalité. Pour lui, si l'heure est aux dérapages car nous sommes encore en phase d'apprentissage de la démocratie. D'après lui, il faudra encore trois décennies au moins pour que le peuple tunisien assimile totalement ce concept et l'intègre dans ses us et coutumes. Il ajoute: « Ce qui se passe actuellement est une preuve de plus que nous sommes dans une phase pré-démocratique. Nous sommes en apprentissage et cela risque de durer encore longtemps. C'est la première fois que le pays connaît de vraies élections libres. Auparavant, nous avions droit à une mascarade électorale. C'est pourquoi tout le monde se déchaîne désormais, à commencer par les politiciens. Or, la concurrence, même politique, doit toujours se dérouler dans un respect total, du moins en apparence et les discours politiques des uns et des autres doivent être empreints de respect, de sagesse et de conviction démocratique. En Tunisie, ce n'est malheureusement pas le cas puisque même les candidats ne se privent pas de proférer des propos insolents, de diviser le peuple, de froisser les uns pour plaire aux autres. Tous les moyens sont bons dans cette course au pouvoir. C'est du machiavélisme ! En absence d'un garde-fou qui empêcherait les abus en tous genres, cela risque de perdurer encore un bon moment. Dommage, nous assistons à des élections libres mais sans âme démocratique. Si les politiciens, qui se doivent d'être exemplaires pour attirer des électeurs, sont les premiers à enfreindre la loi et à pratiquer la violence verbale, comment voulez-vous que les citoyens soient affables et courtois entre eux? »