Est-il encore concevable aujourd'hui de faire la fine bouche quand il s'agit d'embauche et d'affectation ? A moins d'être hyper chanceux ou de solliciter les plus solides pistons, celui qui postule de nos jours à un poste se trouve dans la majorité des cas obligé d'accepter son affectation à n'importe quelle région du territoire national. Dans certaines professions, comme l'enseignement par exemple, le droit aux caprices est depuis des années déjà un luxe d'un autre temps. Pour un nouveau diplômé de l'Université, c'est déjà un exploit que de passer avec succès les épreuves écrites et orales du CAPES. Cet obstacle franchi, le futur professeur ne tente presque plus de recourir aux services des personnes influentes pour obtenir quelques privilèges par rapport aux autres candidats reçus. De toute manière, même les interventions de ce genre risquent d'être vaines et infructueuses lorsque les places disponibles sont très limitées et que les postes offerts se trouvent tous dans des zones éloignées de chez soi. Dans l'enseignement supérieur, la multiplication et la décentralisation des établissements universitaires a relancé le rythme des recrutements mais en même temps, les candidats retenus lors des concours professionnels sont dispatchés sur l'ensemble du pays. On remarque à ce sujet que les cas de défaillances se raréfient nettement par rapport au taux enregistré pendant les années 1990, lorsque les concurrents de Tunis par exemple refusaient d'aller enseigner à Kairouan ou à Sfax. En cette année 2009, un docteur en sociologie, en philosophie, en histoire ou en géographie accepterait n'importe quel poste, fût-il en plein désert du côté de Douz ou de Borj el khadhra ! Dans d'autres filières « littéraires », les chances de recrutement s'amenuisent d'année en année ; quant à exercer à Jendouba ou au Kef, à Gabès ou à Médenine, à Gafsa ou à Tozeur cela ne représente plus un handicap. L'affectation à un poste se trouvant à (seulement !) 200 kilomètres de chez soi vaut même une promotion aujourd'hui. Le plus grand souci n'étant plus le lieu de travail mais le travail lui-même, les postulants font de plus en plus de concessions et leurs parents aussi. Voici d'ailleurs comment le père d'une jeune enseignante de français récemment nommée dans un gouvernorat du Sud voit désormais les choses : Sale temps pour les pistonnés « Trois de mes enfants sont dans l'enseignement. L'aîné a obtenu sa maîtrise à la fin des années 80 ; on l'a nommé à Aïn-Draham, mais il n'en voulait pas. Alors on a sollicité l'aide de plusieurs personnes pour un poste à Tunis ou dans ses environs. Ce fut plus facile que prévu et l'on ramena mon fils très près de chez lui. Ma deuxième fille a fait des études d'anglais et après la maîtrise s'inscrivit en DEA (le mastère d'aujourd'hui). Entretemps, elle se maria et dut accepter de travailler tout en poursuivant ses études de troisième cycle. Mais on la nomma à Monastir alors que son époux était déjà titularisé dans son poste d'Hammam-Lif. Je recourus là encore aux services de mes vieilles connaissances pour la rapprocher le plus possible de la capitale et j'y réussis. Dans le cas de la cadette qu'on a envoyée du côté de Gabès, mes pistons ne lui furent d'aucun secours. C'était Gabès ou rien. Elle en est contente et dit avoir d'anciennes camarades de faculté là-bas, mais à vous parler franchement je m'inquiète pour elle parce qu'elle ne sait pas encore dans quelles conditions climatiques elle travaillera et combien il lui sera difficile de nous retrouver régulièrement. Sa maman fut comme foudroyée le jour où elle apprit l'affectation de sa fille et elle espère encore lui trouver un meilleur poste. » Prêts à tout pourvu qu'ils soient mutés ! Mais l'astuce de certains consiste aujourd'hui à accepter n'importe quel poste et à présenter dès la fin de la première année d'exercice une demande de mutation appuyée par toutes sortes de documents authentiques et contrefaits. Les uns constituent des dossiers médicaux attestant leur incapacité à enseigner dans tel ou tel milieu, les autres invoquent leur situation d'unique soutien de famille. Certaines jeunes filles se marient en catastrophe et demandent, immédiatement après, à être rapprochées de leurs conjoints respectifs. Toutes les excuses sont bonnes dans de tels cas pour contourner la désignation décidée par le ministère. La manœuvre peut réussir grâce à un puisant coup de pouce, mais ce n'est pas grave si elle échoue une première, une deuxième ou une troisième fois. L'essentiel c'est de ne pas désespérer et de continuer à ruser jusqu'à obtenir le poste rêvé. Un cadre syndicaliste nous a confié, à ce propos, que la majorité des demandeurs de mutation ciblent un établissement de la capitale ou d'une grande ville côtière alors que dans leur dossier rien ne justifie la réclamation de ces destinations. « Aucun d'eux par exemple n'est originaire de ces villes, ni n'y a de biens ou d'intérêts particuliers. Seulement, ils ne supportent plus d'être éloignés de la mer et de la grande animation urbaine. Or, Tunis, Bizerte, Nabeul, Sousse et Sfax sont désormais inaccessibles. Alors, et pour satisfaire les demandes légitimes ou urgentes, nous procédons par étapes. On rapproche les candidats concernés le plus possible de la ville souhaitée en attendant d'autres sessions. Mais il reste aux enseignants déboutés l'espoir d'une virtuelle permutation avec un collègue qui, contrairement aux autres, rêverait d'une mobilité dans le sens inverse. Encore faut-il le dénicher cet oiseau rare prêt à laisser son nid douillet avec vue sur mer pour migrer vers un paysage de l'intérieur ! »