«Il était plus facile d'écrire au temps de l'apartheid, car la ligne de démarcation entre le bien et le mal était tracée d'avance», explique Zakes Mda, l'une des voix majeures de la littérature sud-africaine contemporaine. Abandonnant les thématiques de lutte contre l'injustice et la discrimination raciste institutionnalisée, les écrivains sud-afridcains examinent la complexité et les contradictions de la démocratie multiculturelle qu'est devenu leur pays. Ils ont fait de la diversité leur marque de fabrique. A l'image de la société sud-africaine de l'après-apartheid, sa littérature est en transition. Certes, Nadine Gordimer, J.M. Coetzee, André Brink et Breyten Breytenbach, des géants littéraires qui se sont fait connaître dans les années 1960-70 en dénonçant, à travers leur fiction, les horreurs et les ténèbres de l'apartheid, demeurent, vingt ans après la chute du mur de Pretoria, les auteurs sud-africains les plus connus. Mais, au cours des dernières années, de nouvelles voix se sont fait entendre. Ils sont noirs, blancs anglophones, afrikaaners, métis, indiens... Ils constituent le nouveau visage multiracial du monde littéraire sud-africain. Leurs œuvres, caractérisées par la liberté de parole retrouvée, se sont éloignées du militantisme politique pour dire les nouvelles réalités du pays. «C'est compliqué d'être normal» La transformation des modes d'écriture, comme on peut l'imaginer, n'est pas allée de soi. Pendant les années de l'apartheid, la lutte contre l'oppression raciale a tant dominé les esprits et les imaginations que la recherche de nouvelles sources d'inspiration n'a pas été simple. «Il était plus facile d'écrire au temps de l'apartheid, car la ligne de démarcation entre le bien et le mal était tracée d'avance, explique Zakes Mda, l'une des voix majeures de la littérature sud-africaine contemporaine. Le Noir était bon et le blanc, méchant. Dans la nouvelle Afrique du Sud, le Noir n'est pas toujours gentil, et les Blancs ne sont pas tous dénués de bonté.» Et le romancier d'ajouter : «Nous sommes devenus un peuple normal. C'est compliqué d'être normal !» D'où la question que, dans les années 1990, les journalistes et les critiques littéraires se sont posée dans les rubriques culturelles des quotidiens et des magazines : «La littérature sud-africaine peut-elle survivre à la mort de l'apartheid ?» La réponse était évidemment oui, à condition de redéfinir les rapports entre art et politique. Les écrivains s'y sont attelés, s'inspirant des recommandations notamment d'Albie Sachs, un militant anti-apartheid de premier plan. Celui-ci lançait dès 1989 un pavé dans la mare en demandant aux créateurs de s'abstenir de considérer la culture comme une arme dans le combat pour la libération. Membre éminent de l'ANC, Sachs est allé plus loin et a proposé à son parti de dissoudre son desk culturel ! Une autre recommandation qui a marqué les esprits émanait de l'écrivain Njabulo Ndebele. Dans un essai paru en 1992 intitulé La nouvelle littérature sud-africaine ou la redécouverte de l'ordinaire, celui-ci appelait les auteurs à rejeter la représentation du spectaculaire et du dramatique pour «redécouvrir l'ordinaire». Lui-même romancier et nouvelliste reconnu, Ndebele a montré le chemin en puisant son inspiration dans les choses de la vie ordinaire, sans laisser la politique dominer sa créativité littéraire. Les auteurs confirmés C'est dans le sillage de ces prises de positions théoriques que la nouvelle littérature de l'après-apartheid s'est forgée, reflétant les espoirs et les fragilités de la société elle-même en pleine mutation. Les vétérans des lettres sud-africaines furent les premiers à s'engager dans les nouvelles voies tracées par les théoriciens. Prix Nobel de littérature 1991, Nadine Gordimer fut sans doute l'une des toutes premières à relever le défi littéraire du post-apartheid. Dans la dizaine de romans et recueils de nouvelles qu'elle a fait paraître depuis sa consécration par le jury Nobel, elle explore les contradictions de la liberté, puisant ses thèmes dans les heurs et malheurs de la bourgeoisie libérale blanche confrontée à la nouvelle donne sociale et politique. Avec profondeur et gravité, qui sont les marques de fabrique de cette observatrice perspicace de sa société, Gordimer met en scène la culpabilité des bien-nés, les menaces qui s'amoncellent à l'horizon, mais aussi, notamment dans son récit le plus réussi de cette période The Pick-up (2000, en traduction française Un amant de fortune, (2001), les limites de la révolution de Mandela qui, après avoir mis fin à la discrimination raciale, est venue se fracasser contre la discrimination de classe et d'argent. Un autre écrivain confirmé, André Brink, l'auteur du célèbre A Dry and White Season (1979, en français Une saison blanche et sèche), s'est, lui aussi, plié aux impératifs de l'évolution sociale et politique, en allant chercher son miel dans l'histoire de l'Afrique australe et dans les mythologies précoloniales dont le romancier a fait la grille de lecture du présent. Mais c'est à Coetzee, lui aussi prix Nobel de littérature (2003), que l'on doit le récit le plus puissant et peut-être le plus critique de l'Afrique du Sud post-apartheid. Disgrace (1999, en français Disgrâce) est un grand roman du devenir sud-africain. Il rompt avec le mode célébrationnel de la littérature post-apartheid des premières années — ce que les observateurs ont appelé la «honeymoon literature» —, et annonce la décomposition morale qui guette la nouvelle Afrique du Sud. A travers les drames de ses protagonistes (viol et autres violences), ce livre raconte le déclin inéluctable des valeurs humanistes sur lesquelles leur pays a été fondé ou plutôt refondé.