Elle est l'auteur de milliers d'articles d'opinion qui scrutent depuis trente ans le phénomène du pouvoir en Tunisie. Sur un ton qui mêle à l'humour une belle irrévérence et une pensée intuitive à nulle autre pareille. Ce matin-là, la chroniqueuse, croqueuse impitoyable d'hommes politiques, de Bourguiba à Ben Ali et de Ghannouchi à Marzouki, Ben Jaâfar et Caïd Essebsi, jouait son rôle de... grand-mère. Néziha Réjiba, plus connue sous son pseudonyme adopté en 1980 Oum Zied, gardait chez elle sa dernière petite-fille, Emna, deux ans et demi. «Elle a déjà beaucoup de choses à dire, souvent avec une étonnante effronterie , confie Oum Zied, les yeux caressant la fillette d'une tendre complicité... Cela fait plus de trente ans que cette passionaria de la liberté d'expression, militante des droits de l'Homme, ancien professeur d'arabe au lycée d'El Menzah VI, ayant démissionné de l'Education nationale en 2003, que le régime de Ben Ali est loin d'avoir épargné, scrute le phénomène du pouvoir en Tunisie avec un regard et un ton à nuls autres pareils. Des chroniques, des billets, des humeurs, des pamphlets, des lettres ouvertes... Elle est l'auteur de milliers d'articles d'opinion trempés dans une forte personnalité et un esprit frondeur. Un esprit enclin à l'irrévérence, sculpté dans une lucidité critique et une sincérité à fleur de plume. Détournée d'une carrière d'écrivain... Voilà pour le fond. Et la forme alors ? Une langue arabe aérienne, toujours réinventée, à la fois accessible et fertile ajustée à la modernité de sa pensée et à l'élégance de son style, dit tout sur le talent de cette femme qui assure avoir été «détournée» par la presse et la politique d'une carrière d'écrivain. Au fond de ses tiroirs, elle garde toujours des manuscrits de nouvelles inspirées d'évènements politiques et de l'histoire de la dissidence tunisienne sous Ben Ali. Pas de temps pour publier ! Le tourbillon post-révolutionnaire continue à la happer... Tout a commencé en 1978, lorsque le professeur d'arabe apprend qu'un enfant a été tué d'une balle perdue alors qu'il se trouvait sur son balcon. C'était pendant les sanglants affrontements entre la centrale syndicale et les forces de l'ordre en janvier de la même année. Morale de l'histoire: «Même si on ne se mêle pas de politique, la politique vous rattrape au vol, là où vous êtes et se mêle de votre vie», soutient Oum Zied. «Suis-je sous embargo ?» Eternelle indignée contre l'injustice, elle dénonce la propension qu'a le pouvoir à «renier aux hommes et aux femmes leur aspiration à la liberté, condition sine qua non de leur humanité». Et exprime au passage son «amertume que le mouvement Ennahdha, qui hier rasait les murs et dont elle était solidaire, ait montré une telle avidité à accaparer tous les rouages de l'Etat et démontré une telle volonté d'exclusion». Néziha Rejiba publie chaque mardi dans l'hebdomadaire indépendant Akhar Khabar ses articles «très attendus, y compris parmi des lecteurs du mouvement Ennahdha», affirme le journaliste Taieb Moalla, ami et fervent admirateur de la chroniqueuse. Elle s'interroge aujourd'hui : aurait-on donné des consignes pour la mettre ces derniers temps sous embargo à la télé nationale ? Alors qu'elle a tellement de choses à dire? Alors qu'elle a envie de partager avec le public ses opinions sur cette dangereuse bipolarisation de la scène politique comme s'il n'y avait pas de possible troisième voix, y compris dans les médias? Par son parler vrai, son sens inné de la communication, sa popularité grandissante, «Quand je me promène avec elle dans la rue, j'ai l'impression d'accompagner une pop-star», avoue Taïeb Moalla, et la perspicacité de ses analyses, Oum Zied ferait-elle peur au gouvernement? Ce gouvernement qui, pour l'apprivoiser, glisse son entourage proche, lui a proposé de tentants portefeuilles ministériels dès la formation de la Troïka en décembre 2011. Pour le journaliste et ancien président de l'Inric, Kamel Labidi, son ami de longue date dans l'engagement militant en faveur de la liberté d'expression, Néziha Rejiba «fait partie de ces personnes clés, dont le rôle dans une société consiste à transgresser les lignes rouges et à élargir encore plus la marge des libertés fondamentales. Sans aucun calcul, sans aucun plan de carrière». Une pensée prémonitoire En janvier 1988, dans une de ses intuitions fulgurantes, la chroniqueuse commet l'un des plus prémonitoires de ses papiers, qu'elle considère comme une épreuve sondant le degré d'ouverture du nouveau régime. Elle y descend en flammes Ben Ali, ses hommes, sa déclaration. Dans l'article intitulé «Nachaz» (Fausse note) publié sur le journal indépendant Errai de l'époque, elle écrit : «N'applaudissez-pas trop vite Ben Ali. N'oubliez pas son passé. C'est un militaire récupéré par la gent du pouvoir, dans une période marquée par le verrouillage des libertés». Plus loin, elle tire à boulets rouges sur la Déclaration du 7 novembre : «Ils ont dit qu'elle était éloquente, exhaustive, convaincante et à la mesure des attentes d'un peuple. Quant à moi je dis : certes cette déclaration est bonne, mais elle recèle quelque détails qu'il aurait été préférable de ne pas mentionner. Que signifie, entre autres, le qualificatif «responsable » accolé au terme «démocratie» ? Pourquoi ce détail ? Ne dissimulerait-il pas une intention tutélaire visant notre démocratie ?». L'article vaut au journal sa disparition à tout jamais du paysage médiatique... «Oum Zied a joué jusqu'au bout son rôle d'intellectuelle affranchie de la peur et de la censure dans un contexte de système totalitaire où toutes les libertés étaient confisquées», témoigne Kamel Labidi. «Elle incarne une précieuse boussole» Son combat continue... Dans une longue lettre ouverte adressée à Rached Ghannouchi, intitulée «Laisse mon pays respirer», publiée le 6 novembre 2012 sur Akhar Khabar, elle accuse les islamistes de : «prolonger indéfiniment l'écriture de la Constitution dans l'intention de ruser afin d'y introduire la charia ainsi que les premiers jalons de l'Etat religieux...». La polémique actuelle autour de l'avant-dernière version lui donne raison. Comme toujours. «Oum Zied a cette capacité de voir loin, de voir clair, de voir juste. Elle rend le présent intelligible. Elle est pour beaucoup d'entre nous une précieuse boussole dans un contexte politique confus et complexe», assure Taïeb Moalla. En 2003, la chroniqueuse se retrouve acculée à écoper de huit mois de prison avec sursis pour une affaire de transfert de devises montée par la justice de Ben Ali : «Ce procès visait à sanctionner l'ensemble de mon œuvre», souligne-t-elle, rieuse. Le pouvoir actuel irait-il jusque-là un jour ou l'autre, si le climat d'ouverture actuel se révélait n'avoir été qu'une embellie, une «éclaircie» dans un ciel tunisien chargé de menaçants nuages au-dessus des libertés ? «Non», réplique-t-elle catégorique. «Je ne prête pas aux islamistes une telle force, ils n'auront ni le temps ni le pouvoir d'arrêter ce mouvement de fond né de la révolution. Mais il ne faudra plus qu'on nous astreigne à choisir entre «le pain et la liberté», comme ils ont tendance à le faire aujourd'hui. Restons donc vigilants !». Et même si la dame se défend d'être journaliste professionnelle, elle incarnera toujours dans l'histoire de ce métier une pensée ancrée dans un idéal de vérité. Un symbole de liberté. Un repère lumineux... Repères 1969 : Neziha Rejiba reçoit son diplôme de l'Ecole normale supérieure. 1980 : naissance d'Oum Zied. Elle emprunte le prénom de son fils aîné pour signer ses articles. 2000 : fonde avec Sihem Ben Sedrine la revue Kalima. 2001 : crée avec Sihem Ben Sedrine le Centre tunisien de la liberté de la presse et de la créativité. 2001 : elle fait partie des fondateurs du Congrès pour la République (CPR) aux côtés de Moncef Marzouki. Parti qu'elle quittera en février 2012. 2003 : elle est acculée à écoper de huit mois de prison avec sursis pour une affaire de transfert de devises montée par la justice de Ben Ali. 2009 : elle reçoit le Prix international de la liberté de la presse remis par le Comité international pour la protection des journalistes. 2012 : elle fonde en décembre avec Kamel Labidi, Kamel Jendoubi, Haithem El Mekki et Lilia Ben Kheder l'Association vigilance pour la démocratie et l'Etat civique. 2013 : elle lance avec plusieurs autres militants des droits de l'Homme l'initiative pour la recherche de la vérité sur l'assassinat de Chokri Belaïd.