Mercredi 15 février, au matin. Une nouvelle sonnette d'alarme est tirée par l'Instance nationale de la réforme de l'information et de la communication, quant à la faible volonté du gouvernement provisoire de mettre en œuvre le cadre juridique de la liberté de la presse et sa difficulté à respecter l'indépendance de l'information et l'autonomie des médias... Lors d'une conférence de presse et dans un communiqué rendu public le jour même, l'Instance exprime sa «profonde préoccupation» et s'élève contre le double langage et les déclarations contradictoires des membres du gouvernement provisoire, la non-application des trois décrets-lois portant sur la liberté de la presse, l'accès à l'information administrative et la création d'une haute autorité de l'information et de la communication audiovisuelle, le mur du silence opposé depuis un mois et demi aux 14 recommandations urgentes de l'Inric et, dans la foulée, la nomination récente d'un nouveau responsable à la tête de Radio-Zitouna... Les diktats des salafistes et des groupes d'intérêts Cette nomination est qualifiée de grave précédent, quand on sait que la justice vient de se prononcer en faveur de Mme Ikbal Gharbi, nommée le 12 septembre dernier à la tête de ce média et que la nomination d'un nouveau responsable s'inscrit dans une curieuse logique de soumission du gouvernement à l'intervention violente et illégale d'une milice salafiste étrangère à ce média. Animée par une pure et dure discrimination sexuelle, cette milice qui s'autoproclame police des mœurs et des valeurs, a empêché Mme Gharbi d'exercer ses fonctions, quatre mois durant, dans l'indifférence totale du gouvernement qui a fini par intervenir dans cette affaire en nommant un autre responsable... Autre précédent, la non-application des décrets-lois 115 et 116 s'inscrit de son côté dans une autre logique, cette fois celle des propriétaires des médias privés opposés à ces textes, pour des raisons naturellement autres que la liberté d'expression et œuvrant par le biais de campagnes de désinformation et de manipulation à en empêcher la mise en application. Fort déconcertant, le tableau brossé par l'Inric ne laisse pas indifférents les professionnels placés devant les mêmes constats. Mais la sonnette d'alarme des uns et des autres ne restera pas sans écho plus de quelques heures. Mercredi 15 février au soir. Le président de la République dans une rencontre avec la presse ne tarit pas de blâmes envers cette même presse. Le discours du chef de l'Etat provisoire, ancien opposant et militant pour les droits de l'Homme, est déroutant par sa ressemblance avec les reproches récurrents cueillis par la profession au fil des régimes, de Bourguiba à Ben Ali et jusqu'à Marzouki par la bouche duquel on aura entendu ce soir-là un chapelet de critiques et de réprimandes. Textuellement, l'état des lieux qu'il dresse à propos du contenu actuel des médias emprunte une terminologie saisissante : «parasitage», «dramatisation», «désinformation», «dérives», «combats marginaux», «problèmes créés de toutes pièces»... «Les médias mettent en garde contre le loup, mais le loup n'existe pas !», nous apprend notre président, précisant, chiffres à l'appui, que «le pays se porte bien dans une proportion de 90% et que les médias s'emploient à amplifier les 10% de problèmes restants», se réservant plus tard le droit de reconnaître les graves difficultés que traverse le pays. Ce soir-là, les craintes des professionnels les plus sceptiques devaient se confirmer : ce n'est pas tant la culture politique qui manque - si périlleusement qu'on le dit - aux journalistes débutants en démocratie. C'est la culture même de l'information (rôle et signification) et de la libre expression qui fait terriblement défaut à la nouvelle classe politique et ses fervents partisans tout aussi novices en libertés. Rien de plus facile aujourd'hui que de blâmer les médias et de stigmatiser les journalistes. Et chacun y va de son argument ou encore de sa fatwa. Au nom de Dieu, les prédicateurs du vendredi définissent l'information de «fitna plus grave que le meurtre !» et appellent à la combattre... Au nom du peuple qui l'a élu, le gouvernement provisoire ne rate pas une occasion pour rappeler à ses ordres une presse trop rebelle à son goût. Au nom de la légitimité des urnes, ses partisans pacifiques critiquent la «médiocrité des journalistes qui ne représentent aucunement le peuple ni ne parlent sa langue» et ses milices violentes crient «A mort les médias !» Au-delà de tous ses torts, on reproche à l'information de «comploter contre le pouvoir en place, du moins de gêner ses avancées et de bloquer ses chantiers»... Même théorie du complot, même posture de victimisation, même arrogance d'élus majoritaires se réservant le droit exclusif de parler au nom d'une Tunisie qu'ils veulent unanime, dans un amalgame frappant entre l'information et l'opposition, la liberté d'expression et le pluralisme politique. Vers un déni de l'information Stratégie ou simple malentendu, les autorités préfèrent ignorer ce qu'informer veut dire. Ils se pressent de consacrer l'unanimité du langage ; au nom de Dieu, du peuple et de la légitimité, elles s'orientent, sans ciller, vers un déni total de l'information qui ne représente pour elles que la «fille illégitime» de la révolution. Le pouvoir en place s'indigne des propos et s'offusque des images (celles d'une Tunisie profonde victime de la vague de froid a curieusement scandalisé quelques nouveaux dirigeants). A la fin de son émission quotidienne «Questions d'actualité», la télé publique est depuis peu contrainte de mentionner que les propos des invités n'engagent que leurs auteurs ! Est-il vraiment besoin de le rappeler aujourd'hui ? Visiblement oui et ce n'est qu'une illustration. Les exemples de la volonté de contrôler l'élan spontané et malgré tout positif du secteur se multiplient et brillent par leur étrangeté au registre des libertés. Ce qui nous oblige à réviser nos fondamentaux et à revenir aux abc des théories de l'info qui disent crûment ceci : ce que le journaliste ne montre pas n'existe pas !...