Face à ce monde silencieux où la monotonie et les gestes répétitifs marquent les journées, s'incruste le vacarme du train qui passe juste devant l'immeuble, non pour le tirer de sa torpeur presque morbide, mais pour le secouer avec son vacarme assourdissant de vieille ferraille. Le cycle «Cinéma le Paris» égrène sa programmation au fil des semaines. Samedi dernier face à un public clairsemé dans la salle du 4e Art, a été projeté le film égyptien de Mohamed Hammed, «Akhdhar Yabes», «Vert sec», sorti en août 2016. C'est une production qui s'inscrit en porte-à-faux avec le cinéma commercial, selon la présentation détaillée et technique qui en a été faite par le critique de cinéma Ikbal Zalila. Cela ne signifie nullement que le metteur en scène n'en produit pas, nuance-t-il. Mais dès qu'il peut et «gagne un peu d'argent», il prend du plaisir à faire un cinéma comme il le conçoit sans «concession». Présente aussi dans la salle Khouloud Saad, une des productrices du film, accessoirement l'épouse du metteur en scène. Elle a donné un aperçu de la confection du film, des repérages et des castings, précisant que l'héroïne est banquière et n'a jamais joué auparavant. Présent également Ramzi Laâmouri, chargé de la programmation des films au 4e Art. D'une durée de 76 mn, l'histoire raconte la vie d'une jeune femme de 35 ans, Iman (Heba Ali), employée en pâtisserie, issue de la classe moyenne, elle porte le voile et vit avec sa sœur cadette Noha (Asmaa Fawzi). Les deux jeunes filles habitent seules après le décès de leurs parents dans un petit appartement plutôt sombre. Ce ne sont pas les ouvertures qui manquent, mais celles-ci ont tendance à rester fermées à la lumière et pour tout dire à la vie. Iman a la charge de la maison et de sa sœur qui n'a pas encore fini ses études. Sa vie est réglée comme du papier à musique, sans la musique. Elle se réveille, ouvre sa fenêtre, regarde les pots de fleurs placés sur un présentoir dans une petite cour, les arrose parfois, observe sa tortue, — une source d'attraction pour la caméra qui la zoome sous toutes les coutures —, fait sa toilette, ses ablutions, sa prière, s'habille, prépare le petit-déjeuner, boit son thé, sort prendre le train, marche lentement, souvent tête baissée, regagne la pâtisserie, fait ses comptes, sert les clients, allume la télévision et commence à zapper, le regard perdu dans les images qui défilent, s'arrête parfois sur une chaîne de coran. Epaulée, suivie, traquée par une caméra qui zoome le visage, ses grands yeux, sa bouche pulpeuse, son image réfléchie sur le miroir, ses mains qu'elle essuie sans cesse. Une caméra qui semble séduite par ses doigts effilés. Les scènes répétitives Iman fait tout en silence, si elle parle, c'est difficilement pour prononcer quelques mots. Elle ne sourit jamais, le visage fermé, le regard dur ou égaré. Face à son silence, se dresse celui de la sœur Noha, un mutisme différent, irritant parce qu'indifférent à ce qui l'entoure. Une sœur, toujours en pyjama, le visage blafard et les gestes nonchalants, elle traîne les pieds et ne répond aux interpellations que rarement. Calculatrice, en revanche, elle connaît bien ses intérêts et prend la peine de s'asseoir à côté de sa sœur aînée pour quémander quelque chose. Chacune dans sa chambre souvent derrière des portes closes, la pénombre et l'austérité emplissent ces lieux de fin de vie, où paradoxalement deux jeunes personnes vivent, quoique vivotent soit un terme plus adéquat. Dans cette ambiance froide où les lumières tirent sur le gris, quand ce n'est pas noir, règne une animosité sourde entre les deux sœurs, intrigante parce qu'inexpliquée. Est-ce l'égoïsme de la jeune sœur toujours en position de demande, sans prendre la peine d'apporter le moindre soutien, qui en est à l'origine ? Est-ce à cause d'une jalousie alimentée par une quelconque rivalité qui remonte à l'enfance ? Pourquoi sont-elles ainsi et pourquoi la relation est-elle si froide, tellement distante ? L'égoïsme de la cadette n'explique pas tout. Face à ce monde silencieux où la monotonie et les gestes répétitifs marquent les journées, s'incruste le vacarme du train qui passe juste devant l'immeuble, non pour le tirer de sa torpeur presque morbide mais pour le secouer avec son vacarme assourdissant de vieille ferraille. Un train, banal, similaire à tous ses «compères» de la région, sale, grisâtre, vétuste et vrombissant. Le train est présent dans le film, tout comme le bruit de la rue. Contrairement à la légèreté du scénario et la vacuité des dialogues, les sonorités occupent les lieux et accompagnent les images qui défilent monotones. La bande sonore incarne le rôle d'un acteur à part entière. Les décors naturels, la rue, le quai du train, le train, la pâtisserie, les ruelles jonchées de détritus ont conféré au film un réalisme contemporain presque documentaire. Le séquençage bien travaillé des scènes berce le spectateur du début jusqu'à la fin, soutenu par le rythme itératif qui traverse le film de bout en bout. Un acte dissident Deux éléments viennent perturber la cadence quotidienne raccordée aux horaires du train ; des analyses médicales prescrites au début par le médecin qui appréhendait une grave maladie à cause du retard du cycle menstruel. Et la demande en mariage de la sœur où la présence d'un des oncles est «indispensable». Iman commence ses pérégrinations chez les oncles, dont le premier est sous les ordres d'une femme autoritaire qui lui déconseille d'intervenir avec force arguments. C'est l'une des rares fois où le texte s'enchaîne construit et fluide pour révéler une prise de position claire et définie. Le deuxième oncle est travailleur immigré en Arabie Saoudite, il se défile aussi, mais pour des raisons qui semblent plus objectives ; il est venu pour deux jours et ne peut prolonger son séjour. Le troisième, accueillant et souriant, paternel même, mais très malade. Il acceptera volontiers mais sera hospitalisé avant la date prévue. La sœur aînée s'occupe de tout, des rideaux qu'elle achète, coud, mais n'arrive pas à accrocher, du nettoyage du sol, des gâteaux à présenter aux invités. A la manière d'un automate, elle s'exécute machinalement. Soudain, Iman «commet» une action dissidente, ne figurant pas sur la liste des tâches à faire ; trouvant la robe de sa sœur étalée sur le lit, elle l'essaye. Une robe rose, à bretelles, avec une ceinture en satin à la taille qui détonne avec ses longues jupes grises ou bleu foncé qu'elle porte habituellement. Si elle se regarde au miroir et caresse le tissu, aucun sourire, aucune expression nouvelle ne traverse ce visage fermé. A la fin du film, on saura qu'Iman ne souffre pas de cancer mais d'une ménopause précoce. On saura également qu'elle rejette les avances «sérieuses» et discrètes de son cousin, divorcé. On la verra dans les toilettes essayant de s'auto-déflorer et y parvient. La jeune fille est devenue femme par un acte solitaire, mais n'aura jamais d'enfants. D'où l'oxymore du titre du film ; à défaut d'être débordant de sève, le vert est sec et stérile. Des questions sans réponses Un collectif de producteurs s'est réuni pour produire ce film. Une œuvre qui s'est voulue indépendante, affranchie des stéréotypes et autres diktats du cinéma commercial envahissant la région. Une belle expérience, en soi, louable et courageuse. Le film a été primé au Festival international de Dubaï en 2016. En se limitant aux faits, si oui la présence masculine, en l'occurrence d'un oncle, est nécessaire lors des rencontres de demande en mariage, la présence des familles, femmes et hommes, est requise partout, que ce soit en Orient ou en Occident. Ces pratiques traversent l'Histoire et la géographie. Si le film compte dénoncer ces coutumes, peut-être désuètes, il ne peut tirer sa force ni s'appuyer sur ce détail du scénario pour dégager une quelconque originalité. A tant vouloir faire un travail à l'antipode des produits commerciaux, le metteur en scène semble avoir péché par l'excès. Une question essentielle se pose maintenant quant à la cohérence du personnage principal. Pourquoi Iman est-elle dans cet état ? Fait-elle de la résistance ? Contre qui, contre quoi ? Certes, Iman ne s'est pas mariée, mais ne semble pas forcément intéressée par la chose. Son cousin qui a tenté de faire des avances tout en délicatesse a été superbement ignoré. Ce ne sont pas non plus les problèmes d'argent en cause, puisqu'elle assure au médecin être en mesure de couvrir les frais coûteux des analyses, et parvient même à faire des économies. Iman vit seule avec sa sœur, elle est libre de ses mouvements. Rien ni personne ne l'auraient empêchée si elle avait voulu sortir, s'amuser, se faire des ami(e)s, et plus si affinités. Serait-ce un ennui existentiel ? Serait-elle une inadaptée ? Auquel cas des traits semblent manquer pour rendre le profil du personnage convaincant, crédible. Sans parler du fait que ce serait un mal-être chronologiquement «tardif», presque démodé. Et ses prières assidues, donc, font-elles office de rituel qui n'apporte ni réponses, ni réconfort, ni même résignation ? Ce ne sont que des hypothèses et autant de questions sans réponses. Nous ne savons au juste pour quelle raison Iman traînait un profond malaise du premier tour de manivelle jusqu'au clap de fin au point de paraître à la longue surfait. Pourquoi est-elle triste, froide, hautaine parfois. Avant même d'apprendre sa stérilité, elle l'est d'emblée. Silencieuse, elle déambule dans la maison et les rues de la ville, étanche au monde extérieur, à la lumière, imperméable à la vie. Rien ne l'émeut. Elle est malheureuse. Qu'y a-t-il dans son monde intérieur ? Ce monde caché, privé, est-elle aux prises avec une vie intérieure ? A force donc de verrouiller son héroïne, de réduire à son degré minimum le dialogue et dépouiller le scénario, le metteur en scène aurait empêché toute possibilité de compréhension, de sympathie ou de solidarité à l'endroit de son personnage principal. Le parti pris du répétitif n'a pu, à lui seul, combler les vides ni pourvoir d'épaisseur et de profondeur les êtres et les choses.