Dans un document d'une douzaine de pages, des ONG tunisiennes scrutent les défaillances de l'arsenal juridique tunisien par rapport à la question des droits de l'Homme, et dénoncent par la même occasion ce qu'elles estiment être une tentative de régression sur les acquis de l'après-14 janvier 2011 Plusieurs organisations de la société civile chapeautées par le réseau Euromed des droits humains et l'Institut du Caire pour les études des droits de l'Homme, ont présenté hier à Tunis « les recommandations prioritaires de la société civile tunisienne », qu'ils souhaitent voir adopter lors de la 27e session de l'Examen périodique universel (EPU) en mai prochain. L'EPU est un mécanisme mis en place par le Conseil des droits de l'Homme, qui examine la situation des droits humains, tous les cinq ans, dans chacun des 193 Etats membres de l'Organisation des Nations unies. Hier, plusieurs associations de la société civile ont porté leurs revendications à la connaissance des représentants des chancelleries étrangères en Tunisie, en espérant que ces derniers défendent ces mêmes recommandations à Genève au mois de mai. Dans un document d'une douzaine de pages, des ONG tunisiennes scrutent les défaillances de l'arsenal juridique tunisien par rapport à la question des droits de l'Homme, et dénoncent par la même occasion, ce qu'elles estiment être une tentative de régression sur les acquis de l'après-14 janvier 2011. « C'est un travail qui a commencé il y a un peu plus d'une année, nous explique Lilia Rebaï, directrice programme du réseau Euro-Med des droits humains. Les recommandations portent essentiellement sur les droits civils et politiques, notamment ceux des LGBT, des migrants et des droits des femmes qui, malgré des avancées notables dans le texte constitutionnel, le corpus législatif est encore loin d'assurer l'égalité homme-femme ». Libertés individuelles Le rapport dénonce à titre d'exemple la persistance de pratiques contraires à la constitution à l'image du test anal prévu par l'article 230 du code pénal, qui continue à être utilisé contre la communauté gay en Tunisie. « Il précise une chose, c'est que la société civile ne demande pas la légalisation des relations LGBT mais simplement d'arrêter de criminaliser ces personnes qui ont fait ce choix personnel », déclare Lilia Rebaï. En outre, le rapport demande à ce que la loi 52 sur la consommation de stupéfiants soit révisée au plus vite. D'un autre côté, Raoudha Gharbi, représentante de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, s'est dite inquiète du maintien dans la constitution et dans le texte de la peine mort : « Les tribunaux continuent à prononcer cette peine et malgré un moratoire sur la question observé par la Tunisie, le passage à l'acte est toujours possible à tout moment », a-t-elle dit. Les ONG tentent également de faire entendre leur voix en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme en Tunisie, qui, bien que légitime, cette lutte s'accompagne d'abus injustifiés de la part de la police. « Ces abus viennent en partie de la définition très approximative de la notion de terrorisme, et nous voyons aujourd'hui que certains mouvements sociaux liés aux conditions économiques sont traités en vertu de la loi antiterroriste », s'inquiète Raoudha Gharbi, qui admet qu'il est difficile aujourd'hui d'expliquer à l'opinion publique que « le terroriste est un être humain et doit être traité comme tel ». L'Organisation mondiale contre la torture dénonce justement la persistance du « recours à la torture et le traitement dégradants », non seulement contre les accusés dans des affaires terroristes, mais également contre les minorités noires et les minorités sexuelles. La femme et le retour des vieux réflexes Bien que l'article 46 de la Constitution scelle l'engagement de l'Etat à « protéger les droits acquis de la femme et œuvre à les renforcer et à les développer », les conclusions du rapport font état d'une situation moins idyllique. Depuis 2014, le projet de loi relatif à l'éradication des violences faites aux femmes traîne, d'abord du côté du gouvernement qui ne s'est résolu à l'adopter que le 15 juillet 2016, et depuis, c'est à l'assemblée que le projet de loi est bloqué. « Bien que nous ayons des réserves sur certaines dispositions de ce projet de loi, nous pensons que celui-ci est une avancée, a indiqué Khedija Cherif, de l'Association tunisienne des femmes démocrates. Malgré cela, le projet est encore bloqué ». Deux enquêtes nationales menées sur le sujet, l'une en 2010, l'autre en 2016, montrent une recrudescence de la violence à l'égard des femmes (de 47,6% à 53,5%). Une violence exercée généralement par le « partenaire intime ». Notons par ailleurs qu'au même moment, la commission des droits et libertés continuait hier à examiner les dispositions de ce projet de loi, notamment l'article 13 prévoyant la levée du secret professionnel dans les cas de violences faites aux femmes. Lors de son intervention, Khedija Cherif s'en est pris aux deux partis majoritaires, « l'un conservateur, l'autre islamiste », qui bloqueraient le projet de loi amorçant une réflexion sur l'égalité dans l'héritage, déposé par l'ex-député et actuel ministre chargé des relations avec la société civile, Mehdi Ben Gharbia. Aux côtés de l'égalité dans l'héritage, l'Atfd s'attend également à ce que l'Etat tunisien reconnaisse clairement le droit, pour une femme, de se marier avec un non-musulman. La Tunisie profonde « La situation économique est inquiétante et ressemble à la situation d'avant 2011. Faute d'apporter des réponses, l'Etat recourt à la violence pour mater les protestations à caractère économique ». La représentante de la Ltdh, Raoudha Gharbi, n'est pas tendre à l'égard des gouvernements qui se sont succédé depuis la révolution. Pour étayer ses propos, la militante des droits de l'Homme cite les évènements qui ont marqué le gouvernorat de Siliana le 27 novembre 2012, lorsque les manifestants ont été victimes de tirs de chevrotines. Mounir Hassine, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, renchérit, il estime « qu'une partie de la Tunisie est complétement oubliée ». Il explique que dans ces régions, les droits les plus basiques sont menacés. « Dans certaines régions rurales, le droit à l'eau n'est pas garanti », dit-il. Il prend également la défense des travailleurs de chantiers, qui sont employés par l'Etat et payés « en dessous du salaire minimum ». « Ils sont plus de 60.000 aujourd'hui à travailler dans ces conditions, ce sont en majorité des femmes qu'on fait travailler dans le gardiennage ou le ménage », précise Mounir Hassine, qui ajoute à ces travailleurs, les travailleuses précaires dans les usines de textile par exemple, qui sont exposées à des maladies professionnelles comme les troubles musculosquelettiques (TMS). La peur de la régression Soucieux de l'avenir, mais aussi anxieux de voir confisqués une partie des acquis de la révolution, les organisations de la société civile signataires du rapport (l'Ugtt et la Ltdh en font partie), demandent le maintien du décret des associations 88 de 2011, qui facilite énormément la constitution des associations. « C'est un véritable acquis qu'il faudrait conserver », note Lilia Rebaï. Cette crainte de la société civile provient essentiellement des pratiques de l'administration à l'égard des associations nouvellement constituées. « Si le décret oblige les associations à informer, uniquement, la présidence du gouvernement, on continue à demander un récépissé pour toute inscription au Jort, un récépissé qui n'est pas facilement délivrable par les autorités ». Par ailleurs, les signataires demandent à la Tunisie de ratifier le deuxième protocole du Pacte international pour les droits civils et politiques. La 27e session de l'examen périodique universel (EPU) aboutira à la rédaction d'un document final « listant les recommandations faites à l'Etat examiné qu'il devra mettre en œuvre avant l'examen suivant ».