Contestations, vandalisme et un soupçon de népotisme, et au final c'est l'Etat qui recule. Il s'agit là d'un scénario qui s'est produit des dizaines de fois et dont le dernier épisode a eu lieu dans la localité d'El Jem, au gouvernorat de Mahdia. Tout est parti de la réouverture d'un débit d'alcool et c'est la « société civile » qui s'est mobilisée… Nous sommes le 21 mars 2017, la petite ville d'El Jem, qui compte près de 50.000 habitants, est secouée par des affrontements nocturnes entre la police et des manifestants. Objet de la colère des manifestants : la réouverture programmée d'un débit d'alcool dont le propriétaire a obtenu gain de cause devant le tribunal administratif. A l'annonce de cette prochaine réouverture, des dizaines de personnes sont descendues dans la rue pour manifester leur colère. Ils en ont profité pour en découdre avec les forces de l'ordre et pour s'adonner à certains actes de vandalisme. Ces agissements ont obligé les forces de l'ordre à utiliser le gaz lacrymogène.
Pour certains, comme Imed Deghij des LPR (Ligues de protection de la révolution) ou comme Ridha Jaouadi, imam extrémiste viré d'une mosquée de Sfax, les manifestants sont des citoyens responsables qui s'opposent courageusement à l'installation d'un synonyme de débauche dans leur quartier. Ce sont des gens qui se sont dressés contre la « machine infernale » de l'Etat et ont défendu leurs principes et leurs croyances, liées évidemment à la religion musulmane. L'imam de Sfax, Ridha Jaouadi, s'est même mis à espérer que tous les points de vente d'alcool en Tunisie soient fermés tout en publiant des photos supposées des jeunes d'El Jem qui organiseraient des campagnes de nettoyage après les dernières contestations !
Pour d'autres, il s'agit d'actes commandités par les réseaux de contrebande opérant dans la zone. C'est le propriétaire du débit d'alcool qui le dit dans une déclaration à Shems FM le 24 mars 2017. Il ajoute qu'il s'agit d'abord d'un centre commercial situé à près de 4 Km de la ville d'El Jem et qu'il existe deux autres points de vente d'alcool dans la ville. « Si ce sont vraiment les habitants d'El Jem qui sont venus manifester contre le point de vente d'alcool, pourquoi n'ont-ils pas manifesté contre les deux autres points de vente ? », s'interroge-t-il. Il est vrai que l'on peut se poser la question tant la contrebande est généralisée dans la ville d'El Jem. C'est une ville connue dans toute la Tunisie pour tous ceux qui souhaitent s'acheter, au rabais, des produits aussi divers que l'électroménager, les pneus ou les meubles. De par son emplacement stratégique sur la carte, El Jem est le carrefour de toutes les contrebandes et s'est transformée, avec le temps, en véritable marché à ciel ouvert. L'alcool n'échappe pas à la règle et le marché noir est en pleine expansion. A El Jem, il est possible d'acheter ses bières, de se les faire livrer froides, et à des prix inférieurs aux prix pratiqués en magasins à Tunis ! C'est dire que c'est un commerce très juteux qui serait mis à mal par la venue d'un point de vente réglementaire.
En Tunisie, les débits d'alcool sont soumis à des autorisations très strictes octroyées par les autorités. On dit même que, sous Ben Ali, ce genre d'autorisation était supervisé par les services du palais et données au compte-goutte en fonction des allégeances et des intérêts. Cela n'a pas changé après la révolution et les autorisations pour ces commerces extrêmement juteux obéissent aux mêmes règles. Cette pratique donne lieu à du népotisme, du favoritisme et de la corruption. Ce régime d'autorisation ouvre la voie aux interventions, aux « coups de fil » qui viennent d'en-haut, pour favoriser telle ou telle personne pour avoir un débit d'alcool. Evidemment, l'heureux gagnant se montrera reconnaissant et remerciera ses bienfaiteurs en monnaie sonnante et trébuchante.
Conscients de tout cela, plusieurs citoyens ont appelé à l'abolition de ce système d'autorisation pour casser ce commerce basé sur la corruption. Plusieurs d'entre eux se sont demandés pourquoi l'Etat soumet à des autorisations le commerce d'un produit sur lequel il perçoit une manne fiscale loin d'être négligeable. Par ailleurs, l'industrie des boissons alcooliques reste l'une des plus florissantes en Tunisie malgré le déclin général de l'activité économique. D'un autre côté, c'est le prestige de l'Etat qui se trouve mis en péril par ce genre de « reculade » vu que l'exécutif a décidé de retirer une autorisation légale de vente d'alcool. Il a suffi de quelques contestations, à l'origine et aux motivations douteuses, pour que l'Etat décide de priver l'exploitant de son commerce. Ce manque de fermeté de l'Etat crée un appel d'air puisqu'on parle aujourd'hui de faire fermer également les deux points de vente légaux d'alcool qui se trouvent en ville, à El Jem. L'absence de points de vente légaux, surveillés et connus, donnera toute latitude aux contrebandiers du marché noir pour faire encore plus fleurir leur business.
Comme ce fût le cas à Gafsa et Kerkennah, la soumission de l'Etat aux revendications, indépendamment de leur légitimité, ne règle pas le problème et ne met pas un terme aux actes de vandalisme. Au contraire, c'est l'effet inverse qui se produit puisque les revendications se trouvent multipliées et les contrevenants y trouvent une brèche pour mieux servir leurs intérêts. Le gouvernement tunisien ne semble pas avoir retenu cette leçon malgré tous les déboires auxquels il s'est trouvé confronté. Un début d'explication pourrait être entrevu dans l'implication des partis politiques dans ce genre d'affaires. En effet, Nidaa Tounes et Ennahdha ont tous deux rendu publics des communiqués appelant à la fermeture de ce point de vente pour préserver « la paix sociale ».