L'annonce des mesures exceptionnelles du 25 juillet 2021 ne représente pas seulement la date de la monopolisation des pouvoirs par le chef de l'Etat, Kaïs Saïed. Il s'agit, également, du jour indiquant l'entame d'un processus de remodelage du pays. Après la justice, le parlement et les libertés, il semblerait que la Banque centrale de Tunisie (BCT) en soit la prochaine victime. Le chef de l'Etat, Kaïs Saïed, a commencé ce processus de remodelage du pays par une révocation du gouvernement et une délimitation du pouvoir des élus et des partis politiques. Il a tenu à démontrer qu'il pouvait se passer des instances élues notamment le parlement en gelant puis en ordonnant la dissolution de l'Assemblée des représentants du peuple. Le parlement sera, par la suite, remplacé par des députés presque sans prérogatives et élus par seulement 11,4% des électeurs. Kaïs Saïed a nommé un gouvernement dont les ministres esquivent les déclarations et les interviews. La cheffe du gouvernement, Najla Bouden n'en a accordé aucune depuis sa nomination en octobre 2021. Le chef de l'Etat a, aussi, mis fin au Conseil supérieur de la magistrature et a créé un conseil provisoire dont il a nommé l'intégralité des membres. Le président a, également, ordonné la fermeture des locaux de l'Instance nationale de lutte contre la corruption et la révocation de 57 magistrats. La majorité du groupe a saisi le tribunal administratif et certains ont obtenu gain de cause, mais, la ministre de la Justice, Leila Jaffel, refuse de se conformer à la décision d'arrêt d'exécution de la révocation présidentielle. Tout au long de ce processus, Kaïs Saïed a mis à l'écart toute la scène politique. Associations, organisations nationales, syndicats, activistes et partis politiques : tous avaient un rôle facultatif, voire insignifiant pour le président. Il n'en a consulté presque aucun. La seule structure le soutenant et ayant affirmé être en contact avec la présidence est le Mouvement Echaâb. Ce dernier jouera un rôle important en ce qui concerne le cas de la BCT. Cette institution, vu la situation financière du pays, s'est retrouvée au cœur des débats médiatiques. Ni le gouvernement, ni le président n'ont réussi à sortir le pays de la crise qu'il endure depuis des années. Pire ! L'espoir d'obtenir des financements étrangers afin de couvrir les dépenses de l'Etat semble s'affaiblir de jour en jour. La Tunisie pourrait se retrouver à faire face, seule, à une inflation et un déficit commercial accablant et affectant l'équilibre des finances publiques et le quotidien du citoyen lambda. La BCT est, selon certains, responsable de la situation. Elle est tenue responsable de la hausse des prix alors qu'elle n'a aucun contrôle sur le marché qui sombre dans le chaos et la contrebande, sur les moyens de production presque à l'arrêt et sur la législation bloquant le développement économique et décourageant les investisseurs. On reproche à la Banque centrale de Tunisie de continuer à augmenter le taux directeur. Il s'agit de la méthode classique, pour ne pas dire la seule, qu'a choisie la BCT pour essayer de freiner l'inflation. Les critiques adressées à l'institution ont évolué de simple interrogation sur sa politique monétaire jusqu'à remettre en cause son indépendance et à exiger à ce qu'elle finance l'Etat. Il s'agirait, selon certains, d'une mauvaise décision et d'une mesure imposée à la Tunisie. Elle avait été introduite, par la loi n° 2016-35 du 25 avril 2016, portant fixation statut de la Banque centrale de Tunisie. Néanmoins, il nous faut, avant de poursuivre, nous arrêter sur la question de l'indépendance de la BCT. Même si son statut évoque le terme à quelques reprises, l'est-elle vraiment ? La BCT doit, à titre d'exemple, veiller à l'application de la législation en matière de change et de droit bancaire envisagé, rédigé et promulgué par les pouvoirs législatif et exécutif. Il s'agit plus d'un agent d'exécution que d'un acteur indépendant jouissant d'une certaine marge de manœuvre. La BCT n'intervient pas dans les questions liées au budget et à l'équilibre des finances publiques. Elle s'occupe, uniquement de la politique monétaire, c'est-à-dire, de réguler la quantité de monnaie circulant dans l'économie, veiller à la stabilité des prix et ajuster les taux d'intérêt. L'indépendance de la BCT sert, en vérité, à garantir une stabilité et une pérennité de cette politique monétaire. Nous sommes, donc, très loin de ce qu'imaginent ceux tenant la BCT pour responsable des maux des Tunisiens ! Malheureusement, ces arguments ne sont pas assez évoqués lors des débats autour de la question de l'indépendance de la banque. Les soutiens du Président ont considéré que la BCT avait pour devoir de financer directement les caisses de l'Etat et n'ont pas pris en considération ou cherchent à enfouir la question de l'impact économique de la dilapidation des deniers publics, notamment des réserves de la BCT. Le mouvement Echaâb a choisi de soutenir ces absurdités puisqu'il a officiellement présenté une proposition de loi pour amender le statut de la BCT. Le texte a été déposé auprès du bureau de l'Assemblée des représentants du peuple par le groupe parlementaire « La ligne nationale souveraine » qui est essentiellement composé des élus appartenant à ce parti. La question de l'indépendance de la BCT ne sera, donc, pas tranchée par le président de la République. C'est le mouvement Echaâb qui a choisi de jouer le rôle de fidèle serviteur du pouvoir en place. L'amendement du statut de la BCT et la révision de son indépendance est un sujet très sensible et nécessitant un savoir-faire et une expertise poussée. En décider ne peut pas avoir lieu suite à un simple vote de texte n'ayant pas été précédé par des études et analyses scientifiques. Même les experts critiquant la gravité de la situation économique du pays semblent être dubitatifs face à la révision du statut de la Banque centrale. Ridha Chkoundali s'est exprimé à ce sujet depuis le mois de mai. Il a expliqué, dans une publication Facebook, que la BCT finançait indirectement l'Etat. Elle finance les banques commerciales qui prêtent, à leur tour, de l'argent au gouvernement. Il a considéré que le financement des dépenses de l'Etat, destiné à couvrir les compensations, les salaires et la gestion, avait un impact négatif sur l'économie du pays. Le financement de l'Etat doit, selon lui, viser le développement économique, le soutien à l'investissement privé et la création de la richesse. « Pour conclure, il ne s'agit pas de se limiter à soutenir ou à s'opposer à l'indépendance de la BCT, mais, de revoir les politiques monétaires et de les orienter en faveur de l'économie nationale », a-t-il écrit. De son côté, Aram Belhadj a affirmé que l'indépendance de la BCT était extrêmement importante, mais qu'elle ne devait pas être appliquée suivant le modèle occidental. S'exprimant lors d'une conférence organisée le 20 juin 2023 par l'Observatoire tunisien de l'économie et ayant pour thème « La relation entre l'indépendance de la BCT, la dévaluation du dinar et le projet de loi de change », Aram Belhadj a indiqué que la Réserve fédérale des Etats-Unis et la Banque centrale européenne étaient intervenues lors de crises majeures à travers la monétisation du déficit et la prise en compte des intérêts des citoyens. L'expert a estimé que plusieurs arguments soutenaient la thèse de l'indépendance de la BCT et que la Tunisie en avait besoin. Néanmoins, celle-ci doit se conformer à la réalité économique et sociale du pays. Il est revenu sur les objectifs de la Banque centrale de Tunisie. Cette institution doit œuvrer pour la stabilité du secteur bancaire, la réalisation de la croissance économique et le renforcement du marché de l'emploi. « La question de la responsabilisation de la Banque centrale doit être tirée au clair et être ajoutée dans le statut de la BCT… Nous devons suivre les décisions et leurs conséquences afin de tenir les décideurs responsables des mesures appliquées… La politique de change doit être revue… Le monde subit de grands changements… Il y a une inflation importante… Il y a une croissance fragile. Il y a de grands chocs… Il n'y a pas eu d'évaluation de la politique de change… Il n'y a pas eu de rapport de la part de la BCT ou du ministère des Finances à ce sujet… Les réformes doivent inclure un aspect social… Est-ce que nous avons besoin de l'indépendance de la BCT ? Oui, mais à condition qu'elle soit conforme à la situation économique et sociale… Nous devons revoir le statut de la BCT, notamment l'article 25 afin d'accorder à l'Etat la possibilité d'avoir des avances dans un cadre transparent et précis », a-t-il ajouté. L'universitaire, Karim Ben Kahla, a considéré, pour sa part, que le projet d'amendement apportait des avantages et des inconvénients. Il s'est interrogé sur la mise en place d'un outil de financement direct de l'Etat par la BCT parallèlement à la possibilité de s'endetter auprès de banques commerciales. S'exprimant le 22 juin 2023 lors de « Men Tounes » de Myriam Belkadhi sur Carthage +, il a insisté sur l'importance de réformer l'économie et que le financement du déficit par la BCT doit représenter un mécanisme exceptionnel en raison des conséquences sur l'économie nationale. Karim Ben Kahla a estimé que l'effet d'éviction continuera à se propager, voir à s'approfondir. Il a indiqué que le secteur bancaire faisait face à des risques énormes. Ainsi, il a mis l'accent sur l'importance de l'indépendance de la BCT, mais a souligné que ses objectifs doivent inclure la question de l'emploi et servir les intérêts de l'économie nationale. La BCT doit être au service des générations à venir et préserver le futur du pays. Plusieurs experts lient la question de l'indépendance de la BCT aux réformes permettant de relancer l'économie tunisienne et de créer de la richesse. Il ne s'agit pas seulement d'une question de financement des caisses de l'Etat. La BCT doit veiller à une stabilité des prix, mais aussi, à un développement de l'économie tunisienne. La Banque centrale doit agir tout en bénéficiant d'une certaine marge de liberté afin de ne pas se retrouver soumise à des agendas et à des pressions politiques ou encore aux fantaisies de parlementaires cherchant à trouver un moyen simple, rapide mais dangereux de couvrir temporairement le déficit de l'Etat. De plus, la révision de l'indépendance de la BCT risque de nuire à son image à l'étranger et donc à celle du pays. Avec cette proposition de loi, la BCT pourrait se retrouver à la botte du pouvoir en place et ne servir qu'à couvrir provisoirement le défaillance du gouvernement et son incapacité à mobiliser des fonds.