Parce qu'elle fait de la politique, le régime de Kaïs Saïed déclare une guerre ouverte avec la puissante centrale syndicale tunisienne UGTT. Quelle sera l'issue de cette guerre ? Il n'y a pas de doute, tous ceux qui se sont frottés à l'UGTT s'y sont piqués. Au sens propre de l'expression, à trop chercher les ennuis, on en subit les conséquences. La question n'est pas de savoir si Kaïs Saïed sortira gagnant ou pas, c'est une évidence il ne le sera pas, la question est de savoir combien cette guerre va coûter à la Tunisie. Kaïs Saïed a beau citer systématiquement l'Histoire dans ses interventions, il n'en tire aucune leçon. Comme un train sans freins, il fonce direct sans se soucier des conséquences de ses actes. Depuis son putsch du 25 juillet 2021, le régime ne cesse de multiplier les guerres contre ses hypothétiques ennemis, y compris parmi ses soutiens. Il a mis au pas la centrale patronale Utica, il a humilié puis fait taire les magistrats, il a intimidé, mis en résidence surveillée et interdit de voyage des dizaines de supposés adversaires politiques, il a intenté des procès fallacieux contre d'autres adversaires politiques, des avocats et des journalistes, en bref, le régime fait tout pour asseoir son pouvoir par la force. Désavoué totalement par l'abstention record aux législatives (près de 90%), Kaïs Saïed a ouvertement déclaré la guerre cette semaine à la centrale syndicale UGTT, comme s'il opérait une diversion pour dévier les regards de son échec.
Lundi 30 janvier, le lendemain même des législatives, il nomme Mohamed Ali Boughdiri ministre de l'Education. Le type n'a aucune véritable qualification ou biographie lui permettant d'occuper ce poste, mais il a le mérite d'avoir la réputation d'être l'ennemi juré de Noureddine Taboub, secrétaire général de l'UGTT. Mardi 31 janvier, depuis la caserne d'El Aouina, il évoque la question du barrage des routes et autoroutes, soulignant que si le droit syndical est garanti par la constitution et qu'il ne doit en aucun cas se transformer en couverture d'enjeux politiques qui deviennent « évidents ». Quelques heures plus tard, Anis Kaâbi est arrêté. Le secrétaire général du syndicat des agents de la Société Tunisie Autoroutes, est accusé par le parquet de causer un préjudice à l'administration en vue de faire obstacle à l'exécution d'un service public conformément aux dispositions des articles 96 et 107 du Code pénal. Il est encore en garde à vue, 48 heures après. Force est de rappeler que cette arrestation est une violation manifeste du droit syndical et une ingérence flagrante dans le travail judiciaire. Quelques jours plus tôt, le 12 janvier, la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, a reçu Ismaïl Sahbani, secrétaire général de l'UTT, autre ennemi juré de Noureddine Taboubi et de l'UGTT. Message maladroit, titrait alors Business News. Avec ce qui s'est passé cette semaine, le régime de Kaïs Saïed a franchi un cap supérieur.
Ce que reproche le président de la République à la centrale syndicale c'est de faire la politique. Or l'UGTT fait de la politique avant même que Kaïs Saïed ne naisse. Ce dernier est né en 1958, alors que la centrale syndicale a déjà perdu son grand martyr Farhat Hached en 1952 quand ce dernier fut assassiné parce qu'il était un fervent militant contre l'occupation française. Quand Kaïs Saïed n'avait pas encore vingt ans, l'UGTT a mené les événements du jeudi noir du 26 janvier 1978. Son secrétaire général de l'époque, Habib Achour, a été condamné par la cour de sûreté de l'Etat à dix ans de travaux forcés. 33 ans plus tard, c'est l'UGTT qui a organisé la manifestation du 14 janvier 2011 devant le ministère de l'Intérieur à l'issue de laquelle l'ancien président a quitté le pays. Deux jours plus tôt, c'est toujours elle qui a organisé la grande manifestation de Sfax. Sans l'UGTT, il n'y aurait pas eu les rassemblements Kasbah I et II pour faire chuter le gouvernement de Mohamed Ghannouchi après le départ de Ben Ali. La centrale syndicale a été fort active après les élections de 2011 et c'est grâce à elle que la Tunisie s'est débarrassée de la troïka. Elle fut la corécipiendaire du Prix Nobel de la Paix 2015 pour son rôle déterminant deux ans plus tôt dans le Dialogue national et la transition démocratique ce qui a fait éviter à la Tunisie une guerre civile. Certes, l'UGTT est responsable pour beaucoup dans la crise économique que vit actuellement le pays. Ceci est indéniable. La centrale syndicale, par son gauchisme primaire, a empêché et empêche encore les différents gouvernements d'entamer une véritable politique d'austérité pour faire sortir le pays du gouffre. Mais ce gauchisme primaire, et anachronique, ne sauraient occulter le fait que la centrale a toujours fait de la politique pour servir la Tunisie et les Tunisiens, puisqu'elle est plus puissante que les partis.
Confiner l'UGTT dans son unique rôle syndical, comme voudrait le faire Kaïs Saïed, est un leurre. Aucun de ses prédécesseurs n'a réussi à l'exercice. L'UGTT n'est pas comparable aux centrales syndicales des autres pays, elle est membre à part entière du paysage politique tunisien, tous régimes confondus. Feu Habib Bourguiba, alors qu'il était encore tout puissant, a dû se rétracter devant elle. En 1978, Habib Achour a été relâché moins de dix mois après sa condamnation à dix ans de travaux forcés. Idem pour feu Zine El Abidine Ben Ali qui n'aurait jamais pu rester si longtemps sans l'appui de l'UGTT. Feu Béji Caïd Essebsi l'a toujours ménagée et a toujours expliqué à ses proches qu'il est prêt à se mettre tout le monde à dos sauf la centrale. La troïka et Moncef Marzouki ont choisi un chemin différent, échaudés qu'ils croyaient par la légitimité des urnes. Ils ont donc opté pour la confrontation et ils se sont cassés les dents. Kaïs Saïed semble vouloir prendre le même chemin que la troïka en optant pour la confrontation directe. Ses déclarations à l'Aouina et l'arrestation d'Anis Kaâbi sont une déclaration de guerre. Il pense, avec ça, intimider l'UGTT dans son projet d'initiative de sauvetage national. L'UGTT de 2023 serait-elle différente et plus faible que celle de 1978 ou des années 90-2000 ? Kaïs Saïed serait-il plus puissant que Habib Bourguiba, Zine El Abidine Ben Ali et Béji Caïd Essebsi ? Il faut être insensé pour parier un kopeck là-dessus. Jamais, dans l'Histoire, l'UGTT n'a flanché devant le pouvoir, jamais ! Mais il faut connaitre l'Histoire et en tirer les bonnes leçons pour le savoir.