A quoi ressemblent les conseils des ministres de la Tunisie de Kaïs Saïed ? A des monologues similaires à ceux que diffusent certains youtubeurs qui profitent de leur notoriété pour attaquer X ou Y. C'est ce que fait, à chaque conseil des ministres, le président tunisien. Cela ne rate jamais. Pas une fois le président n'a raté ce conseil pour tancer un opposant, un magistrat, un homme d'affaire ou un hypothétique corrompu. Les conseils des ministres, ou du moins les extraits diffusés par la présidence, sont systématiquement l'occasion pour que Kaïs Saïed lance des piques à l'encontre d'un pan de la société. Ses fonctions ont beau lui imposer d'être rassembleur, d'être au-dessus de la mêlée et la retenue, Kaïs Saïed agit comme s'il était un acteur ordinaire de la scène politique. Il a beau avoir tous les pouvoirs entre les mains, il parle comme s'il n'en avait aucun. Le conseil ministériel du jeudi 6 janvier 2022 n'a pas fait l'exception. On est habitués. Qui a été dans le viseur cette fois ? L'ancien ministre de la Justice et député Noureddine Bhiri, qui observe une grève de la faim depuis une semaine, un magistrat, l'Isie et ses adversaires dans la campagne présidentielle de 2019. Quel était le message final adressé à tout ce beau monde ? Aucun. Il n'y avait que l'injure sur les lèvres du président de la République. C'est triste, c'est pénible et ça commence à être fatigant. On voit d'ailleurs cette fatigue sur les visages des ministres présents, clairement lassés par ces longs monologues qui ne touchent, en rien, leur travail et ce pourquoi ils sont là.
A la pénibilité des discours de Kaïs Saïed, et particulièrement le dernier, s'ajoute une mauvaise foi et une indécence. Ce n'est pas nouveau, mais le président a franchi un seuil hier. Jamais, dans l'histoire récente de la Tunisie, un homme du pouvoir n'a osé attaquer un opposant à terre. Noureddine Bhiri, en captivité et hospitalisé depuis une semaine, a été hier dans le viseur de Kaïs Saïed à qui il a rappelé comment il a bénéficié d'une amnistie en 1987, comment il a signé le Pacte national de 1988 et comment il n'a jamais été condamné. Sous-entendu, il n'est pas un militant islamiste qui a subi les affres de Ben Ali, comme les autres islamistes qui crient sur tous les toits être victimes de la répression. Tout en se moquant de sa grève de la faim, il l'a accusé indirectement d'avoir dérobé des milliards… Pendant ce temps-là, les médecins s'occupant de lui donnaient des déclarations dans les médias violant le secret médical de l'ancien ministre, précisant même que son état de santé ne justifie pas qu'il soit admis au service de réanimation et que s'il était là c'est juste en exécution de l'ordre du ministre de la Santé. Dans le comportement de Kaïs Saïed et de ses sbires médecins, il y a quelque chose d'indécent, car la noblesse exige que l'on n'attaque jamais un homme à terre. Mais on ne va pas demander à un populiste de premier plan d'être chevaleresque. A cette indécence, s'ajoute une mauvaise foi. Kaïs Saïed, autoproclamé révolutionnaire, pense tacler Noureddine Bhiri en lui rappelant qu'il n'a pas vraiment milité sous Ben Ali, mais qu'en est-il de lui ? Le président de la République a-t-il un jour ouvert la bouche sous Ben Ali ? N'était-il pas, comme l'écrasante majorité des Tunisiens, terré dans le silence craignant les conséquences d'un quelconque acte de courage à l'époque ? N'a-t-il pas participé, comme des milliers d'autres universitaires, à des réunions académiques du RCD ? Kaïs Saïed n'avait rien d'un Hamma Hammami ou d'un Néjib Chebbi pour se permettre de tacler l'historique de Noureddine Bhiri.
Sautant du coq à l'âne, sans transition aucune, l'extrait de neuf minutes du monologue présidentiel aborde le sujet de l'Instance indépendante des élections, « supposée être indépendante et non à la solde de X ou Y », a déclaré le président. Qu'entend-il par là ? Kaïs Saïed semble être vexé par l'Isie et la Cour des comptes qui l'ont épinglé dans leurs rapports. A l'instar des autres candidats, Kaïs Saïed a bénéficié de l'appui de plusieurs pages Facebook, administrées depuis l'étranger à coups de sponsoring payé en devises. Et quand le président est vexé, il utilise comme tribune le conseil des ministres et le journal de 20-Heures de la télévision nationale. Il affirme ainsi qu'il n'a rien à voir avec ces pages Facebook portant son nom et qu'il n'a dépensé que cinquante dinars dans sa campagne. Suit une longue diatribe à propos du déroulement de sa campagne électorale et prend à témoin le ministre des Affaires sociales qui l'a accompagné à l'époque. Il conclut en évoquant son numéro en tant que candidat à la présidentielle : « le 17 a été peint sur les bêtes dans le marché des bestiaux et, fort heureusement, que les bestiaux sont impartiaux ». Avez-vous compris ce que cela signifie et quel rapport entre les bestiaux, la campagne électorale et le conseil des ministres ? En tout cas, la référence à l'impartialité des bestiaux a fait rire les ministres…
En évoquant les péripéties de sa campagne, Kaïs Saïed veut dire qu'il n'avait pas d'argent sale dans sa campagne, bien qu'il ait été épinglé dans les rapports officiels de la cour des comptes. En supposant qu'il ait été victime d'une injustice, pourquoi ne pense-t-il pas la même chose de ses adversaires politiques ? Eux aussi pourraient ne pas être en rapport avec les pages sponsorisées qui portaient leur nom. Pourquoi ce qui est valable pour lui ne serait pas valable pour eux ? Pourquoi cherche-t-il à salir ses adversaires en prenant pour de l'argent comptant le contenu du rapport de la cour des comptes, tout en démentant ce même rapport quand il s'agit de sa propre personne ? En prenant à témoin son ministre des Affaires sociales, Kaïs Saïed admet publiquement que Malek Zahi a été nommé en récompense de sa participation à la campagne électorale. Or c'est exactement ce qu'il reproche à ses adversaires ! Une chose est sure, le sujet n'a rien à voir avec l'ordre du jour du conseil des ministres, encore moins avec les priorités actuelles du gouvernement qui ne sait toujours pas comment il va boucler son budget au cas où le FMI lui refuse un nouveau crédit. Une autre chose est sure, un président de la République ne peut pas se comporter ainsi. Quant à l'indécence et la mauvaise foi du propos, elle est juste indigne de tout individu qui se respecte.