Par Hatem M'RAD(*) En politique, il y a grosso modo deux types majeurs de décision : la décision unilatérale (le dictat d'une autorité, une majorité, un chef ou un parti) et le compromis. La décision unilatérale peut très bien être élaborée par plusieurs personnes, collaborateurs ou groupes différents, mais elle est formellement le fait d'une seule autorité, qui d'ailleurs n'est pas tenue de consulter les différentes personnes ou parties collaborant avec elle. En revanche, le compromis est l'œuvre de plusieurs parties, qui, face à des conflits sur lesquels elles s'opposent, doivent trouver une solution qui puisse satisfaire tout le monde. Le compromis est un état intermédiaire ou une transaction. Les usages du compromis sont multiples et variés tant sur le plan juridique, économique, social que politique. Mais ce qui est commun à ces usages, c'est que le compromis est un processus, une forme d'échange, s'établissant entre des partenaires ou des acteurs qui tendent à parvenir à un accord en acceptant quelques concessions et accommodements réciproques entre des intérêts ou des principes divergents. Dans ce sens, le compromis est un mode de résolution de conflit, une forme de régulation sociale. La question qui se pose est de savoir : pourquoi recourt-on au compromis en politique ? On peut répondre : parce qu'il n'y a pas en politique de solution pure ou satisfaisante, ni pour une décision prise de manière unilatérale par un homme ou une autorité, ni même pour une décision prise sous forme de compromis. Bertrand de Jouvenel, un penseur libéral, disait que «la politique se rapporte aux problèmes insolubles, c'est-à-dire aux situations pour lesquelles on ne dispose pas de procédé de calcul électronique efficace permettant de trouver une solution qui ‘‘dissout'' le problème et comporte une conviction irrésistible». Une solution est en effet une réponse qui, reconnue d'emblée et clairement par tous, est susceptible de satisfaire toutes les exigences et les attentes, comme la solution donnée par un professeur à un exercice de mathématiques à ses élèves. Quand on ne peut y arriver, comme dans la sphère politique, par essence conflictuelle, on recourt à un arrangement ou à un compromis, un moindre mal. Le compromis est déjà difficile entre des partis laïcs, comme le montre l'expérience politique des divers pays démocratiques, qu'ils soient de tendances proches en vue d'élaborer un programme commun ou de gouverner ensemble (socialistes, centristes, communistes et écologistes en France ou libéraux et conservateurs en Angleterre) ou de tendances opposées (démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates en Allemagne). On se souvient, pour le cas des compromis entre des tendances laïques opposées, de l'échec du «compromis historique» (compromesso storico) en Italie dans les années 1970, un accord entre les deux grands partis rivaux, Démocratie chrétienne et Parti communiste, dirigés respectivement à ce moment par Aldo Moro et l'aristocrate communiste Enrico Berlinguer, tendant à mettre un terme à la division du pays entre eux. Ce compromis a échoué à cause de l'hostilité déterminée du Pape Paul VI, des Etats-Unis et de l'Union Soviétique, mais aussi à cause de l'assassinat d'Aldo Moro par les Brigades rouges. Le compromis est difficile entre des partis laïcs, comme on vient de le voir, la tâche est encore plus ardue pour la conclusion d'un compromis entre un parti religieux, à référence islamiste, et des partis laïcs ou modernistes. Il ne s'agit plus seulement ici de tendances politiques opposées, mais surtout de sphère ou de cadre civilisationnel opposés. Les islamistes se réfèrent à la cité de Dieu, au Coran, à la charia, à la tradition, à la communauté, les partis laïcs à la cité des hommes, à la démocratie, à la citoyenneté, à la liberté individuelle, au progrès, à la raison. Peut-on concilier politiquement ces deux tendances censées être inconciliables, évoluant dans deux sphères contradictoires ? Leur conciliation implique-t-elle la découverte de principes communs ou l'absorption de l'une par l'autre. D'un côté, les principes communs entre deux sphères par essence inconciliables risquent de conduire à des choix fragiles, précaires et chancelants, car non dépourvus d'artifices. D'un autre côté, l'absorption d'une tendance par l'autre risque, dans un rapport de force équilibrée, de conduire à des solutions autoritaires et démocratiquement risquées. Tel est le dilemme d'un tel compromis à ce niveau. Le problème c'est de savoir si un parti islamiste, devenu majoritaire et légitime après les élections de la Constituante, exclu du jeu politique et persécuté sous les règnes de Bourguiba et de Ben Ali, ayant une base religieuse, mais qui a aussi la réputation d'être un parti islamiste moderne qui croit en la démocratie, pourra réussir à faire des compromis avec les autres partis laïcs, les groupes sociaux et la société civile ? Depuis la révolution, Ennahdha a certes eu l'occasion de faire des compromis avec les autres partis et la société civile, comme le montrent essentiellement la constitution d'une alliance gouvernementale, la Troïka, autour d'elle et l'abandon de la constitutionnalisation de la charia en tant que norme supérieure. Mais, elle s'est obstinée par ailleurs dans d'autres registres à refuser toute transaction ou concession, notamment pour ce qui concerne la violence et le fanatisme salafiste, l'instance indépendante pour les élections ou le statut de la presse. Ennahdha, qui ne veut nullement gouverner seule, est de nouveau mise à l'épreuve aujourd'hui pour la constitution d'un compromis plus élargi. S'allier avec tous ou avec certains, telle est la question. Pour sauver l'essentiel, la paix civile, l'économie et le régime, un terrain d'entente doit être trouvé, surtout avec des rivaux qui pèsent lourd sur la balance, pas avec ceux qui ne pèsent pas grand chose, et avec lesquels d'ailleurs le compromis n'est pas nécessaire. Le problème c'est que, nécessaire, le compromis n'est pas facile à mettre en œuvre. Il suppose d'abord la prédisposition des parties à résoudre un problème par une solution commune. Il suppose ensuite que les parties ont en vue l'intérêt général et le bien public, en fonction desquels des concessions sont possibles. Un fois le principe de coopération de base admis, encore faut-il savoir selon quelle procédure pratique ou quel processus il peut être réglé ? Car les parties ont toujours en vue les conséquences politiques qu'un tel compromis ou sa forme peut avoir. En Tunisie, la transition démocratique, comme toute transition, suppose le règlement des conflits et problèmes par consensus, car aucun parti ne peut régler seul tous les problèmes qui sont remontés d'un coup à la surface après la révolution. Aucun parti ne doit assurer une hégémonie dans le pays, parce que le peuple lui-même vient de recouvrer ses droits et libertés. Par ailleurs, toutes les autorités politiques sont aujourd'hui provisoires, même si elles sont élues. Elles n'ont d'ailleurs pas de baguette magique face à l'urgence des questions. La majorité ne peut décider seule contre la minorité. Elle doit à la fois gouverner et l'associer aux problèmes complexes. En dehors de son aspect électoral et gouvernemental, la notion de majorité existe-t-elle ? On en doute. Un tiers peut-il gouverner unilatéralement les deux tiers restants dans le vécu sociologique quotidien? Ce n'est faisable ni en mathématiques, ni en politique. La coopération entre la majorité et l'opposition n'est d'ailleurs pas affaire de statut juridique ou électoral, mais de réalisme et de maturité politiques. Si la majorité nahdhaouie n'associe pas la minorité actuelle au pouvoir, cette minorité, une fois majoritaire à son tour à l'avenir, peut tout autant refuser d'associer l'éventuelle future minorité qui sera créée autour des islamistes. Dans les deux cas, c'est la démocratie dans son sens le plus profond qui en pâtira le plus. Gouverner et unir n'est pas en effet chose facile. *(Professeur de science politique, membre élu du comité exécutif de l'Association internationale de science politique)