Nous sommes probablement entrés en Tunisie aujourd'hui dans une ère de soupçon généralisé. Comment expliquer alors que des voix s'élèvent ici et là pour accuser la grande marche pour les libertés du 28 janvier 2012 à Tunis d'«élitiste» ? Revendiquer son plein droit à l'expression d'une parole délivrée des chaînes de la peur, de la censure et de la torture, dans un lourd climat d'agressions et de menaces réelles et attestées contre les journalistes, les intellectuels et les militants des droits de l'homme, serait-il devenu un luxe ? Une lubie de la «gauche caviar» locale vivant loin de toute situation de précarité ? Renoncer à la liberté équivaut à trahir une des valeurs fondatrices de la Révolution du 17 décembre-14 janvier. Renoncer à la liberté serait ce premier pas pour renoncer à tout le reste... Comme un écho, résonne encore dans nos oreilles un des premiers slogans écoutés dès le déclenchement de la colère populaire en cette fin d'année 2010 : «choghl, horriya, karama wataniya» (travail, liberté, dignité nationale). Le génie populaire a saisi tout seul (sans l'intervention de l'élite) que le canal à travers lequel il pourrait transmettre et réclamer son droit à une vie plus digne s'appelle tout simplement : «Liberté». Doutes et incertitudes Plus que tous, les journalistes ont besoin de liberté comme de l'air qu'ils respirent. C'est là leur espace vital, la matière première, qui leur permet de traiter l'information en toute indépendance, avec cette distance critique garante de leur rigueur et de leur crédibilité professionnelles. Cette liberté, une sorte d'état d'esprit, de vigilance non-stop, n'est pas de tout repos, elle suppose une prise de risque. D'ailleurs dans l'exercice de leur métier d'historiens du quotidien, ils ont également besoin de protection morale et physique. Les inquiétudes qui s'expriment aujourd'hui parmi les journalistes et leurs diverses structures professionnelles et syndicales sont loin d'être infondées. Pourquoi n'a-t-on pas consigné le droit à la liberté d'expression dans la petite Constitution ? Serait- ce un signe avant-coureur d'un manque de volonté politique pour inscrire ce principe dans la Constitution finale ? Pourquoi tarde-t-on à publier les décrets d'application nécessaires pour activer le nouveau Code de la presse (cette nouvelle loi criminalise les agressions contre les journalistes) ainsi que la structure de régulation des médias audiovisuels, la Haica ? Comment expliquer l'impunité dont bénéficient les auteurs des attaques contre nos collègues des quotidiens Le Temps et le Maghreb et de Nessma TV ? Pourquoi les journalistes, qui jouent le rôle de boucs émissaires de toutes ces zones de turbulences de la Tunisie post-révolutionnaire, sont-ils vilipendés par les gens du pouvoir ? A qui il arrive encore de confondre entre médias publics et médias gouvernementaux, remettant en cause l'aspiration à l'indépendance revendiquée une année durant haut et fort par des centaines d'hommes et de femmes travaillant dans les médias «débenalisés», selon l'expression d'Ignacio Ramonet, l'ancien directeur du Monde Diplomatique. En fait «c'est de la qualité de l'information que dépend la qualité de la démocratie et vice versa», soutenait le même Ignacio Ramonet lors d'un colloque organisé à Tunis par l'Unesco pendant la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai dernier. «La liberté de la presse» Et si dans le dernier rapport de Reporters sans frontières (RSF) publié la semaine passée, la Tunisie monte dans le classement des libertés de la 164e place à la 134e pour «l'émergence d'un pluralisme d'opinions à travers la presse écrite», lit-on sur le document, notre pays peut encore mieux faire au niveau du respect de la pensée. «S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. C'est le concept de «banalité du mal», écrit la philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage : «Les origines du totalitarisme». Le journaliste maîtrise les instruments pour représenter le réel et énoncer le vrai. On s'en doutait bien : c'est probablement de là que découlent tous ses ennuis tant avec le pouvoir qu'avec les extrémismes de gauche, de droite, les forces de l'argent, le fanatisme religieux. Certes «La liberté de presse» en Tunisie, comme le titrait avec une jolie note d'esprit notre consœur du Monde, Annick Cojean, dans une riche enquête sur les médias tunisiens (mai 2011), mais qui pourrait remettre en cause aujourd'hui la marche de l'Histoire et des nouvelles technologies de l'information ? Les régimes, aussi machiavéliques qu'ils soient n'ont plus les moyens de tout contrôler, de tout verrouiller. La preuve : toutes ces révolutions qui ont balayé trois dictatures en quelques mois. Alors ? Plus jamais peur...