Déplacements de populations, destruction de terres cultivables et répression de paysans qui n'ont pas d'autre choix que de migrer vers d'autres villes et destinations plus hospitalières, tels sont les effets de l'oubli des zones limitrophes de Jebel Chaâmbi et du laxisme de l'Etat. Dans des lieux, autrefois bien peuplés, mais aujourd'hui déserts et quasiment abandonnés, les conditions semblent être favorables à tous types d'infiltration. Les derniers évènements de Chaâmbi semblent, en effet, mettre un terme à la monotonie des jours dans une bourgade complètement isolée : Eddoghra. Difficile de repérer à première vue les maisons modestes de la région, tellement les lieux sont envahis de cactus et de mauvaises herbes. Mais, Samir, avançant la tête tendue comme à la portière d'un wagon, fait un signe de bienvenue. Des cinq pères de familles élisant domicile à une partie de la colline, il ne reste que lui. Ceux qui ont quitté, sont partis à la recherche d'un gagne-pain. «On n'a plus suffisamment d'hommes ici, ils ont quitté la bourgade et leurs familles à la recherche de quoi nourrir leur progéniture. Quant à moi, je suis resté parce que j'ai réussi à intégrer les chantiers relevant de la direction des forêts. Je suis très mal payé, mais, pour survivre, c'est mieux que rien». Pour Samir, le paysage apocalyptique qu'offre la bourgade, en raison de la migration d'un bon nombre de ses hommes, serait en partie à l'origine de l'installation du terrorisme à Jebel Chaâmbi. «La situation actuelle de la plupart des zones frontalières de Chaâmbi était envisageable, compte tenu de la dureté du quotidien et de l'indisponibilité du minimum requis. Un Etat qui s'emploie à protéger ses frontières doit anticiper le mal et rompre avec tous ses corollaires. Ce, en œuvrant à maintenir les populations dans leurs régions natales par l'amélioration de leurs conditions. Ce qui n'est pas du tout le cas dans cette région. L'eau potable est une denrée rare, la terre est toujours stérile, les opportunités d'emploi sont inexistantes, les prestations sanitaires fournies par le dispensaire sont très médiocres. Dans cette bourgade écrasée loin en contrebas, aucun véhicule ne peut monter». Afin de secourir un malade ou transporter un objet lourd, Samir nous montre un sentier de l'autre côté de son habitation. Pour emprunter ce sentier de chèvres, il faut d'abord rattraper un chemin tellement peu pratique qu'un camion y avance à la vitesse d'une mule. C'est également l'attitude de Salah, père de cinq enfants également, embauché par la direction des forêts. «Il suffit d'une usine dans cette région, pour que ses hommes reviennent s'y installer et constituer par la suite un rempart solide contre toute tentative de violation de nos frontières». Un déficit de gardes A vol d'oiseau de chez Salah, Haj Mohamed Zaouech, gentil septuagénaire, connaît comme personne les caractéristiques géographiques de la chaîne montagneuse. Lui, qui sirote quotidiennement son thé à l'ombre de vieux acacias entrelacés juste en face de la montagne, a fait une longue carrière en tant que gardien des forêts tunisiennes frontalières. Il sait très bien que la tâche des soldats et agents de sécurité tunisiens est épineuse. De ce point de vue, il mémorise bien des péripéties relatives aux différentes étapes de la résistance contre les colonisateurs. «Dans cette même zone, il y a quelques décennies, j'ai assisté en gardant mon troupeau à quelques œuvres grandioses des fellagas tunisiens contre les forces françaises. Plus précisément, je me rappelle encore des deux Tunisiens qui ont tiré sur des bucherons français avant de rebrousser chemin vers moi, me demandant de les accompagner là où se cachent le reste des fellagas. Je l'ai fait avec succès, en raison de ma bonne connaissance de la texture géographique de la montagne. Mais, par la suite tous les hommes de notre bourgade en ont payé le lourd tribut. On nous a arrêtés et torturés durant deux semaines avant de nous lâcher», avance Haj Zaouech tout en lançant un long soupir. Il veut dire que l'ingratitude vis-à-vis des zones frontalières de Chaâmbi date de l'époque bourguibienne, s'est poursuivie à l'ère du régime déchu et est encore de mise. Comme il le pense, le déficit de gardes dont souffrent les alentours de la montagne et le reste des zones frontalières est dû pour une grande partie à la dureté du vécu et à la fuite des hommes : «Là où est le cadavre, se trouve l'aigle, mon fils». Une position soutenue par Brahim qui pense que le laxisme a depuis la révolution atteint son comble : «Auparavant, le système sécuritaire était plus rigoureux, rien ne passe inaperçu. La moindre infiltration d'un bétail dans le parc se détectait et nous coûtait cher. Aujourd'hui, si des mouvements suspects, des préparatifs pour motif de violence et des infiltrations malsaines se font aux dépens de tout le monde, c'est que l'on fait face à un déficit de gardes qui interpelle et intrigue. Je pense que l'air est devenu contaminé ici et qu'il faut réagir avant qu'il ne soit trop tard», poursuit Brahim. A Boulaâba, tout comme à Eddoghra et dans d'autres régions frontalières, la pauvreté, le laxisme de l'Etat et le sentiment d'exclusion multiplient les obstacles à la sédentarité des populations, donc à la garde des frontières nationales. Là-bas également, l'oisiveté s'annonce favorable à tous les vices, la liberté humaine s'avère plus vaste que l'espace et plus simple que les roches rocailleuses et le sable. Savoir encadrer cette liberté nécessite avant tout d'être présent dans ces contrées déchirées et d'être proches de ces populations qui se trouvent à présent entre le mur et l'épée.