Par Khaled TEBOURBI Un lecteur, insistant : «Vos chroniques culturelles virent à la critique politique, le message passerait beaucoup mieux si elles ne s'en tenaient qu'à la culture...». Répondons, d'abord, par le plus simple : qu'avons-nous d'autre à faire depuis la révolution? Au début, on s'en souvient bien, nous exultions, comme tout le monde, de la chute de la dictature, de la conquête de la liberté. Politique, rien que politique. Qui eut songé parler d'art en ce moment? C'était franchement hors propos. Idem dans l'année qui a suivi. La transition démarrait. «Cahin-caha». Le pays focalisait sur sa sécurité, sur son économie fragile, sur ses futures institutions. Il y a eu, surtout, «la Kasbah 1», puis «la Kasbah 2», la Tunisie y engageait son Histoire. L'ignorer, pour commenter une activité culturelle et artistique qui était, du reste, presque à l'arrêt, équivalait à brader l'essentiel pour «le superflu». Que dire, enfin, de la période actuelle, de celle que nous découvrons depuis les élections du 23 octobre 2011 et l'arrivée au pouvoir de la troïka? Là, pour de bon, c'est la culture, elle-même, qui est en jeu. C'est la liberté des artistes, des intellectuels et des journalistes qui risque, désormais, d'être remise en cause. A l'Assemblée constituante, une «droite religieuse» majoritaire cherche à la restreindre. Au gouvernement, on «acquiesce», au mieux, on laisse faire. Sur la place publique, des groupes de fanatiques et des «ligues» partisanes appellent à la supprimer. On lui monte jusqu'à des procès, et l'on prononce des condamnations. Si tout cela ne justifie pas que nos chroniques culturelles virent à la critique politique, c'est qu'il y a erreur sur le journalisme culturel, tout court. Mêmes principes, même valeurs Ce journalisme n'est jamais «apolitique». S'il a pu l'être sous la dictature, ce n'était que «conjoncture», «contre nature». Et encore, il s'y dérobait souvent. Et s'il élève la voix depuis la révolution, s'il proteste et conteste, s'il prend position sur les affaires du pays, s'il se mêle de la chose publique, s'il désigne des «responsables», et s'il dénonce des «coupables», ce n'est pas tant, réfléchissons-y, parce qu'il est d'ores et déjà libre de le faire, que parce que, foncièrement, dans sa vocation, c'est un journalisme fondé sur des principes et des valeurs de vérité. Ces principes et ces valeurs sont les mêmes, qu'il s'agisse d'art ou de politique. Platon faisait des musiciens les gardiens de la cité. Pour lui, ce sont les symboles de l'harmonie, de ce qui est juste et beau. La république idéale n'a pas d'autres vérités à défendre. Les mauvaises gouvernances détruisent l'harmonie des sociétés, se mettent en travers de ce qui est beau et juste. Naturellement, foncièrement, par vocation précisément parce qu'il y a va de principes et de valeurs qui fondent notre métier, nous ne pouvons (nous ne pouvions) ne pas réagir, ne pas «monter au créneau». Ne pas politiser nos chroniques. Vaines subtilités L'ami lecteur nous conseille, maintement, de nous en tenir à la critique culturelle. «Le message passerait mieux», à son avis. Nous distillions des messages du temps de la censure. Nous procédions par «sous-entendus», par «allégories». Cela visait bien les censeurs, mais ils n'en avaient généralement cure. Le problème avec les pouvoirs autoritaires est qu'ils sont conscients que ces «subtilités» ne parviennent qu'à la toute petite minorité qui les comprend. Sous Ben Ali, les chroniques de ce genre étaient même utilisées comme «faire-valoir». Rien que d'y penser emplit de remords. La situation n'a pas changé depuis. Ceux qui saisissent «les messages» de la critique culturelle ne sont toujours pas légion. Et ceux qui sont aux commandes savent, eux aussi, qu'ils n'y risquent pas grand-chose. On peut faire une révolution sans culture, mais avec une culture qui n'atteint pas le plus grand nombre, il est bien difficile de faire avancer une révolution.