L'appel a été lancé pour un rassemblement à 10h00 à la place Mohamed-Ali, lieu symbolique qui, dans le passé, réunissait chaque année les militants, syndicalistes et travailleurs, pour crier leur colère et exprimer des revendications restées ignorées par le pouvoir de Ben Ali. Hier, sur cette même place, la foule était dense : on attendait le traditionnel discours du secrétaire général de la centrale syndicale (Ugtt), au bout duquel s'ébranlerait une marche vers l'artère principale de la capitale. «Cette fête est celle de la lutte contre toute forme d'exploitation», a déclaré le secrétaire général de l'Union générale tunisienne de travail, Hassine Abbassi, lors du discours qu'il a prononcé devant des travailleurs, mais aussi des membres de partis politiques et de la société civile, ainsi que des centaines de chômeurs. Abbassi s'est également félicité de la réussite de la centrale syndicale à vaincre toutes les tentatives qui visaient, dit-il, à déstabiliser l'organisation. Le discours du secrétaire général était virulent et critique à l'encontre de tous les protagonistes de la scène politique, appelant à l'unité des efforts pour le bien de la patrie : «L'opposition devrait abandonner sa passivité, le gouvernement la politique de ses éternelles théories du complot... et à la Constituante d'activer la rédaction de la Constitution ». Hassine Abbassi a insisté sur le fait que l'organisation reste intransigeante sur la question de la justice transitionnelle tout en faisant prévaloir la réconciliation. Elle œuvre, par ailleurs, à la réalisation des objectifs de la révolution — liberté, justice et dignité — et combattra la pauvreté, le chômage, la précarité et les abus de la sous-traitance. Il a fait remarquer par ailleurs que l'Ugtt demeure ouverte au dialogue et au consensus dans la mesure du possible. Abassi ajoute que l'organisation qu'il dirige s'engage à lutter contre toutes les tentatives de privatisation, de monopolisation des médias publics ou d'instrumentalisation de l'administration. De la place Mohamed-Ali, la marche a ensuite commencé: on ne voyait que le drapeau national et les banderoles de la plus ancienne de nos organisations syndicales ; on scandait l'hymne national... Quelques perturbateurs ont essayé de provoquer les manifestants qui se sont très vite calmés. Visiblement, le mot d'ordre était clair pour tous : unité ! Arrivés devant le Théâtre de la ville de Tunis, des manifestants étaient présents dont les slogans étaient autres: ils dénigraient le rôle de l'Ugtt tout en exprimant leur soutien au gouvernement Jebali. D'où, par la suite, des scènes de discussions parfois vives, comme celle entre un groupe de filles, quoique voilées, qui ont commencé à critiquer la politique du gouvernement, la flambée des prix, le taux croissant du chômage et les attaques contre les libertés. Face à elles, un groupe de partisans d'Ennahdha qui défendaient l'idée selon laquelle le peuple a choisi Ennahdha et, donc, qu'il faut la soutenir et lui faire confiance en attendant les prochaines élections. Les manifestants de tout bord ont fait appel à leur inventivité pour faire passer leur message. On a confectionné un cercueil sur lequel était inscrit «Feu le développement régional», une manière de lancer un dernier appel au gouvernement qui, selon eux, néglige à ce jour toute forme de mesure à prendre pour sortir les régions défavorisées de l'ombre. Un vieil homme a choisi, pour exprimer sa détresse, de se bâillonner et de tenir à la main un pain. L'Association des diplômés chômeurs (ADC) a pris part à la manifestation en déclarant : «Nous avons le même sentiment, pour cette fête du Travail, que celui d'un orphelin le jour de la fête des Mères», nous déclare l'un d'eux. Ils se sont associés dans ce sentiment amer avec d'autres acteurs de la société civile qui ont brandi des pancartes rappelant toutes les promesses faites par le gouvernement : «Qu'avons-nous fait pour toutes les revendications de notre révolution et de ses objectifs ? Qu'avons-nous fait pour l'emploi des jeunes dont le nombre ne cesse d'augmenter ? Où en est la justice transitionnelle ? Qu'avons-nous fait pour les blessés ? Quant au développement régional, on en est au point zéro... Tant de dossiers restés à ce jour en suspens», nous déclare un militant de l'Initiative citoyenne. Les partis politiques, quant à eux, sont restés discrets, se mêlant à la foule, portant les mêmes slogans de revendications sociales. Même si le mot d'ordre pour tous les partis politiques était «l'unité nationale», quelques slogans religieux fusaient de temps à autre. Puis, tout d'un coup et sans crier gare, un groupe se disant appartenir au Syndicat indépendant des commerçants a fait irruption, accompagné d'une troupe folklorique, criant: «Longue vie au gouvernement!»... une pratique qui évoquait étrangement une époque révolue. La manifestation s'est déroulée sans bavure. La vigilance sécuritaire était à son comble, les forces de l'ordre se sont tenues en retrait, surveillant les différentes artères du centre-ville, pour prévenir toute altercation. Le ministère de l'Intérieur a placé des caméras de surveillance dans chaque coin de rue, histoire de filmer avec précision tout éventuel dérapage. Même s'il y a eu dépassement des horaires autorisés, les forces de l'ordre ne se sont pas montrées très soucieuses de disperser les manifestants. La journée du 1er Mai sur l'avenue Habib-Bourguiba, «la fête des travailleurs», s'est déroulée sans bavure et sans violence, malgré quelques provocations. Les slogans portaient les revendications sociales des Tunisiens : emploi, dignité et justice... Des slogans qui nous rappellent ceux du 14 janvier 2011. Fête des travailleurs, certes, mais aussi de ceux qui rêvent de lendemains meilleurs.