• Quand le peuple s'est soulevé en masse pour réclamer son droit, la souveraineté Ce jour-là, le sang de dizaines de Tunisiens coula à flots, et la lutte pour l'indépendance de la Tunisie prit un tournant décisif. Dans les rues de Tunis, ils se sont rassemblés, ce samedi 9 avril 1938, pour exprimer leur ras-le-bol à l'encontre de l'occupation française, son appareil destructeur et ses décisions abusives au lendemain d'une gigantesque manifestation et d'une effervescence sans précédent sur l'ensemble du territoire du pays. Evénements qui avaient donné son poids au peuple comme véritable force de revendication et de lutte pour la liberté et la dignité et comme vrai détenteur de la souveraineté. Car, ce vendredi 8 avril de la même année, le peuple avait exprimé haut et fort qu'il voulait «un parlement tunisien», «un gouvernement national» et qu'il était décidé à «abolir les privilèges» (traduire des colons et autres serviteurs de la colonisation). Les événements de ce printemps 1938 ont ainsi révélé la détermination d'un peuple qui voulait vivre dignement, libre dans son pays. Ils ont discrédité la puissance coloniale car ayant assassiné des civils sans armes venus manifester et exprimer des revendications légitimes. Ces événements ont, par ailleurs, consacré le Néo-Destour (issu de la scission du 2 mars 1934 au sein du Destour) comme dynamo efficace de ce mouvement de colère devenu depuis un vrai mouvement national bien structuré et bien discipliné. Ils consacrèrent aussi la position des représentants de l'aile dure de ce parti et ses jeunes leaders tels que Habib Bourguiba, Salah Ben Youssef, Mongi Slim, Ali Belhaouane, Youssef Rouissi, Slimane Ben Slimane, Hédi Nouira, etc. Ils confortèrent le Dr Mahmoud Materi qui avait démissionné quelques semaines plus tôt de son poste de président du Néo-Destour (le 1er janvier 1938) en homme de grande sagesse doublé d'un humaniste hors pair à la rectitude exemplaire. Les événements d'avril 1938 ont mis en valeur le rôle de la femme dans cette lutte et permis au Néo-Destour de prendre la tête du mouvement national malgré la dure répression qui s'abattit sur ses dirigeants, et à Bourguiba d'affirmer son leadership sur le parti. Finie la peur Le printemps 38 était donc le déclencheur du processus qui a abouti à l'indépendance le 20 mars 1956, mais aussi le socle de cette souveraineté du peuple qui s'est exprimé le 25 mars de la même année grâce à l'élection au suffrage universel (relatif car les femmes y étaient exclues), libre et secret de la Constituante. C'est-à-dire ce parlement et ce gouvernement national qui en est issu et qui ont pu procéder à une réforme de fond en comble de la société et de l'Etat et de proclamer le 25 juillet 1957, soit en l'espace de moins de 20 ans, la République. Ce printemps, le peuple n'avait plus peur et son soulèvement était massif. Il n'avait pas accepté l'arrogance du colonisateur et décida de le défier. Après une légère embellie due à l'accession au pouvoir à Paris en 1936 du Front populaire, le ciel de la vie publique commença en effet à s'assombrir en Tunisie. L'été 37 fut donc orageux et l'automne tonitruant puisque le congrès du Néo-Destour tenu fin octobre à Tunis décida, en réaction à la politique de musellement du mouvement national, de retirer à la France «le préjugé favorable» qu'il lui avait auparavant accordé. L'hiver 38 s'annonça sanglant. Sept morts à Bizerte le 8 janvier, tués par les forces de l'ordre alors qu'ils manifestaient. Le pays s'enflamme lentement, mais sûrement, attisé par la tournée des leaders qui appelaient à l'affrontement avec les autorités coloniales et faisaient l'éloge du martyre. La désobéissance populaire commençait à prendre forme et les élèves de Sadiki y prirent part. Interdit le 10 mars de donner une conférence, Ali Belhaouane, professeur audit collège, la donne quand même le 12, défiant ainsi le pouvoir. Il sera suspendu le 25 mars de ses fonctions. C'est la grève du prestigieux collège. Belhaouane affublé du statut de «leader de la jeunesse» s'illustrera deux fois au cours des événements des 8 et 9 avril. D'abord en conduisant l'une des deux manifestations du 8 décidée par le Néo-Destour (une grève générale a été également décidée. La seconde manifestation sera conduite par Mongi Slim). Ensuite en déclenchant un attroupement houleux à Bab Bnet le 9, devant le Palais de Justice, car convoqué à comparaître devant le juge d'instruction pour son rôle dans la mobilisation du peuple la veille. Les balles partirent ce jour-là et des martyrs tombèrent pour que vive la Tunisie. 22 selon un bilan officiel (en plus des 150 blessés) et près de 200 selon le Néo-Destour. Dix femmes seront arrêtées et se verront infliger des peines allant de 15 à 30 jours de prison. Cela à côté des milliers de leurs concitoyens masculins. Alité, Bourguiba avait ce jour-là souhaité qu'il y eût ce carnage car, selon lui, «il faut que le sang coule pour qu'on parle de nous», avait-il répondu, énervé, au Dr Materi venu lui rendre visite. Le sang coula donc. Et quand des jeunes du parti vinrent l'après-midi du 9 l'en informer, Bourguiba leur dit d'aller montrer les martyrs aux chancelleries et aux ambassades. Impossible, car le soir l'état de siège fut décrété. Revenons à ce début d'avril au cours duquel les dirigeants du Néo-Destour ratissèrent le pays pour mobiliser le peuple, déjà exaspéré par tant d'injustice et de promesses officielles non tenues. Asphyxié par la misère et l'oppression, le peuple n'attendait qu'un signal fort pour agir. Sans aucun effet positif sur la situation, la mission de Bahri Guiga, l'émissaire du Néo-Destour auprès du Quai-D'Orsay finit par rameuter les plus hésitants. Les arrestations des dirigeants déjà cités commencèrent et le résident général français Armand Guillon essaya de faire avorter les manifestations prévues les 8 et 10 avril. Grâce à son prestige resté intact, le Dr Materi put intervenir le 8 auprès des manifestants pour qu'ils se contrôlent et tout se passa bien. Intransigeant, Bourguiba s'entêta pour que le mouvement soit poursuivi. Craignant une hécatombe et conscient de la volonté de l'autorité coloniale de sévir, le Dr Materi essaya d'infléchir le raz-de-marée. En vain. En rendant visite à Bourguiba, une discussion historique eut lieu entre les deux leaders au cours de laquelle ce dernier exprima son souhait évoqué plus haut de voir le sang couler. Pour le Dr Materi, ce sang serait gratuit et la répression coloniale risquerait de priver le mouvement national de ses leaders, ce qui conduira à son affaiblissement. Certains lui donnèrent raison, d'autres tort. Bourguiba sera arrêté le lendemain et le Dr Materi ne dit rien sur l'histoire du sang afin d'épargner son compagnon de lutte malgré les divergences de points de vue. Et le 12, le Néo-Destour fut dissous. Déportés et embastillés à fort St-Nicolas, les leaders ne seront libérés qu'en décembre 1942. Après la fin, en 1945, de la Seconde Guerre mondiale, le Mouvement national prendra alors une dimension internationale et la cause tunisienne ainsi que la décolonisation seront inscrites à l'ordre du jour de la communauté mondiale. Mais le peuple tunisien se retrouvera plusieurs fois dans la rue pour protester ou dans les montagnes pour combattre. Il aura alors comme galons ce fameux printemps.