Par Yassine ESSID Voici la Tunisie devenue en quelques mois objet de toutes les attentions, entre autres des Américains qui se servent de la révolution dite du Jasmin comme une vitrine pour prouver au monde qu'une alternative islamiste viable est maintenant possible pour toute la région arabe. La Tunisie s'est faite aussi, délibérément, le bras séculier d'une Pax Qatari, à l'origine de surprenantes initiatives qui se sont avérées n'être que des ambitions à la fois démesurées et inopportunes. Enfin, elle est désormais la destination privilégiée des zélateurs de tout acabit qui ont plus que jamais pignon sur rue. Le pays est devenu ainsi un laboratoire pour les missionnaires de la parole mortifère qui, ayant largement épuisé leurs arguments ailleurs, cherchent désormais à profiter de ce qui constitue pour eux une nouvelle terre de conquête, propice à l'exercice de leurs talents de tribuns, à l'adresse d'un auditoire captivé et largement acquis à l'idée que l'Islam est plus que jamais la solution à tout. Bien que partageant les mêmes objectifs, les figures médiatiques de la prescription religieuse ne fonctionnent pas à l'identique, chacune ayant sa propre culture et ses propres adeptes. D'abord la version hard, façon Ghunaim. Apologiste primaire de la violence, il tient en haleine son auditoire par de scabreux et agressifs sermons et se pose en émissaire venu sauver l'Islam des mœurs dissolues. A la sortie de chacun de ses prêches, la foule délirante exige le passage à l'acte pour l'épuration du pays de ceux qui obéissent à la loi de la cité, entendons les misérables polythéistes et idolâtres que nous sommes. Vient ensuite la version populaire et newlook du genre Amru Khaled, un intégriste en costard-cravate. Souriant, décontracté et ouvert, il a exercé par ses talk-shows un impact phénoménal sur la jeunesse égyptienne. Longtemps tenu à l'écart, voilà qu'il s'apprête aujourd'hui à sévir en Tunisie où il fut accueilli récemment avec tous les égards dus à son rang. Tout en agissant en défenseurs zélés de l'islam intégriste, l'un et l'autre ont réussi à promouvoir une culture religieuse d'entreprise d'une rare efficacité. Dans ce vaste marché du prêche islamique, fortement concurrentiel, se démarque cependant un troisième type, représenté cette fois par le célèbre téléprédicateur égypto-suisse, Tarik Ramadan. Le look cadre supérieur de Amru Khaled capitule ici face à l'intellectuel musulman en chemise blanche échancrée et dépoitraillée, arborant une légère barbe grisonnante qui lui donne l'air d'un baroudeur, signe à la fois de rébellion et de créativité, qui plait aux bourgeoises en foulard autant qu'il rassure leurs adversaires modernistes. Personnalité complexe et auteur prolixe, intellectuel engagé doublé de l'expert, son mode d'être de musulman pieux ajoute à son aura de superstar islamique. Tariq Ramadan ne se contente pas de sermonner, mais intervient partout où le débat l'exige : commentaires, interviews, articles de journaux, publications d'ouvrages, participations à des colloques et conférences, en plus de son statut d'universitaire. Telle est l'extrême variété de ses domaines d'action pour se faire entendre avec toujours un souci croissant d'expertise, le fond et la forme se renforçant mutuellement. Contrairement au message des autres prêcheurs et leurs appels insistants aux musulmans de se conformer au modèle du Prophète, le discours de Tariq Ramadan a porté principalement sur la défense d'une identité musulmane en milieu hostile et aliénant. Il n'a cessé pendant vingt ans de se préoccuper des moyens permettant aux musulmans d'Europe d'échapper à leur statut de minorité et de jouer un rôle central en tant que citoyens européens. Bien que l'Islam soit sa foi, son terrain de compétence a toujours été l'Europe et son public les musulmans d'Europe. Sa culture européenne lui a conféré l'image ambiguë du musulman moderniste, réformateur, modéré, toujours ouvert au dialogue, rassurant même, intervenant tout azimuts sur des sujets politiques ou de société et de défense des minorités dominées à la recherche d'une identité. Son répertoire n'est ni oppressif ni autoritaire, jouant la mélodie de la persuasion qui passe mieux auprès des jeunes musulmanes françaises, mais comporte cependant tous les refrains fondamentalistes, toutes les obligations et les lois de la morale intégriste : port obligatoire du voile, interdiction de la mixité, polygamie et lapidation de la femme adultère, un châtiment au sujet duquel, par mansuétude, il a proposé un moratoire sans jamais le condamner. Sommé de se justifier, T. Ramadan se réfugie systématiquement derrière la liberté de chacun, même si cette liberté est elle-même discriminatoire envers la femme, ou consacre la tutelle masculine. S'il conseille aux musulmanes françaises vivant sous la loi de la République d'éviter de serrer la main des hommes, s'il les met en garde contre la mixité dans les piscines, s'il les défend d'exposer leur corps en pratiquant le sport, c'est parce qu'il considère qu'un tel comportement relève de la liberté du choix. Respecter la loi, oui, dit-il, tant que celle-ci ne s'oppose pas à ce que me dicte ma religion. C'est là exactement le type de raisonnement derrière lequel se refugient aujourd'hui toutes les porteuses de niqâb. En arrivant en Tunisie, il lui fallait intervenir sur d'autres registres, élaborer une nouvelle rhétorique plus adaptée aux enjeux auxquels sont confrontés aujourd'hui les pays arabes. Il ne s'agit plus alors de taper sur les femmes, d'autres font ça bien mieux que lui, mais d'envisager pour nous de nouvelles solutions face aux questions de politique, de gouvernance, de développement économique, de citoyenneté égalitaire, de participation sociale des femmes, de nous rappeler, à nous, brebis égarées dans un monde impitoyable, la contradiction entre le message de l'Islam, qui est un message de justice, et l'ordre néolibéral, qui conduit à l'injustice. Monsieur Ramadan est peut-être un savant du texte, mais en venant nous faire la leçon, il s'est trompé de contexte.