• Le président déchu intervenait personnellement dans l'octroi des autorisations de vente de boissons alcoolisées dans les restaurants et les hôtels • Des documents signés de la main de l'ancien président distribuant des terres domaniales aux proches • Des sommes faramineuses servies par l'Atce à des boîtes de communication et à des journalistes étrangers pour valoriser l'image du président déchu «Y avait-il un secteur où le président Ben Ali n'intervenait pas et ne donnait pas de directives écrites ?» A cette question claire et précise, la réponse du Pr Abdelfattah Amor, président de la commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation, est aussi tranchante que transparente : «Le président déchu intervenait partout, par écrit — les annexes du rapport de la commission le prouvent — et donnait ses ordres personnels même pour l'octroi d'une autorisation de vente de boissons alcoolisées dans tel restaurant ou tel hôtel et aussi pour le changement de l'orientation d'un bachelier insatisfait de la section universitaire vers laquelle il a été orienté compte tenu du score qu'il a réalisé». Hier, la grande salle de conférences de l'ancien siège de la Banque de l'Habitat à Montplaisir, mise à la disposition de la Commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation, s'est révélée trop exiguë pour contenir les nombreux journalistes tunisiens, correspondants de la presse internationale et représentants d'organisations et associations de la société civile venus nombreux découvrir les secrets «de la caverne d'Ali Baba» que promet le rapport de la commission, attendu avec impatience depuis le démarrage des travaux de ladite commission. Une méthodologie et des résultats concrets Prenant la parole, le Pr Néji Baccouche, rapporteur général de la commission et ex-doyen de la faculté de Droit de Tunis, a présenté la procédure d'investigation suivie par les membres de la commission pour l'accomplissement de la mission dont ils ont été chargés. D'abord, la réception des requêtes introduites par les personnes s'estimant lésées et l'écoute de leurs demandes (5.000 requêtes ont été examinées dont 320 ont été transférées au ministère public alors que plusieurs problèmes ont été résolus par la commission comme la réintégration de certains fonctionnaires dans leur poste d'emploi après avoir été injustement licenciés et la récupération par un citoyen d'une somme de 400.000 dinars qui lui a été extorquée de force par l'un des membres de la famille du président déchu). Ensuite, la prise en charge par la commission des affaires de grand calibre à la suite de la découverte au palais de Sidi Dhrif de documents signés de la main du président déchu relatifs aux affaires foncières dont l'enjeu financier est très important. Enfin, les audiences au cours desquelles les membres de la commission ont interrogé d'anciens responsables, ministres et conseillers du président déchu (120 audiences et plusieurs personnalités ont été questionnées à plusieurs reprises, certains demandant eux-mêmes à être réécoutés par la commission). Ces audiences ont été filmées et sauvegardées au service de la mémoire nationale. Le Pr Néji Baccouche est revenu sur les visites de terrain effectuées par les membres de la commission dont la fameuse au palais Sidi Dhrif, qui s'est révélé «avoir été construit par l'Armée nationale qui a dépensé la somme de 4 millions de dinars pour son aménagement». Quant aux visites sur le terrain effectuées par la commission dans les régions, elles ont «été très limitées», souligne le rapporteur général de la commission, qui reconnaît, tout de même, «avoir découvert plusieurs cas de corruption à l'intérieur de la République dont le rapport n'a pas manqué de citer les détails». Documents historiques et inédits Comportant près de cinq cents pages, le rapport de la commission est truffé de révélations sur les moyens d'enrichissement illicite, sur les affaires de malversation dans le domaine foncier (acquisition illégale de terres domaniales par les membres de la famille du président déchu et changement de leur vocation de terres agricoles en terres destinées à la construction), dans le secteur des marchés publics (construction de la Cité de la culture, les dépassements commis pour ce qui est de la privatisation de la Société Ennakl au profit du gendre du président déchu, l'affaire des zones bleues à Sfax), dans le secteur des communications (le marché de la vente de 35% du capital de Tunisie-Télécom au partenaire stratégique émirati, l'acquisition de 25% du capital de Tunisiana par le gendre du président déchu, etc.) dans le secteur audiovisuel et plus particulièrement le dossier de l'Agence tunisienne de communication extérieure (Atce). En épluchant les secrets révélés à propos des dossiers de malversation dans lesquels l'Atce a été compromise, l'on reste sidéré devant les sommes faramineuses encaissées, durant plus de dix ans, par des journalistes tunisiens, étrangers, des boîtes de communication étrangères qui n'ont aucune présence sur la scène médiatique internationale et des journaux étrangers sans aucune crédibilité ou audience. Le volet annexes du rapport s'étalant sur près de 100 pages offre au lecteur intéressé des documents inédits et qui peuvent être considérés comme «historiques» dans la mesure où ils révèlent la manière avec laquelle les affaires de l'Etat étaient traitées aussi bien par le président déchu que par ses ministres, ses conseillers qui siégeaient au palais et par les responsables qui quémandaient les interventions aux dépens de la loi en vigueur et proposaient même les solutions qu'ils estiment pouvoir contourner. Ainsi l'on pourrait citer, à titre d'exemple, la liste des candidats à la ferme agricole «Kalboussi I» sise à Menzel Bouzelfa et dont l'heureux gagnant a été choisi par Ben Ali lui-même, la lettre adressée par un ancien ministre au président déchu pour qu'il intervienne en faveur de sa fille et lui permettre de poursuivre ses études à la faculté de Pharmacie de Monastir, la liste complète des restaurants et hôtels demandant à commercialiser les boissons alcoolisées comportant les autorisations accordées et notées par l'ancien président, la lettre de demande d'intervention de la part d'un grand responsable syndical au profit d'un proche désirant changer de filière universitaire, la note adressée par le ministre de la Justice concernant l'ouverture d'une section à Tunis de l'organisation «Transparency International» et la réponse du président en fuite estimant que «la Tunisie n'en tirera aucun profit», la liste des exportateurs de ciment et les quotas qui leur sont accordés et signifiés, en chiffres, par la plume du président déchu, etc. Le rapport comporte également le texte du projet de décret-loi que la commission a proposé au président de la République par intérim concernant la création d'une Instance indépendante permanente de lutte contre la corruption et la malversation. Quant aux questions posées par les journalistes, certaines ont trouvé des réponses auprès des membres de la commission alors que d'autres ont été ignorées purement et simplement. Ainsi l'on ne saura pas si parmi les dossiers en instance (5.000 dossiers n'ont pas encore été examinés) il y a des affaires concernant les ministres du gouvernement actuel. En revanche, l'affaire des chevaux de Slim Chiboub est aujourd'hui entre les mains de la justice. Pour ce qui est des recommandations formulées par la commission, le Pr Abdelfattah Amor considère «qu'elles sont maintenant du ressort du gouvernement qui en fera ce qu'il jugera utile».