Par Soufiane Ben Farhat La précision s'impose. Autrement, le concert des conjectures n'en finira guère d'irriguer les canaux tortueux de la rumeur. Et il n'y a guère de rumeurs spontanées. "Les forces armées n'ont jamais ouvert le feu, avant la date du 14 janvier 2011, soit durant le déclenchement de la révolution de la dignité et de la liberté", a affirmé le ministère de la Défense nationale dans un communiqué rendu public avant-hier. Il a en outre démenti "l'implication de tous les membres de l'armée dans des tirs contre les manifestants". Un quiproquo –voire un malentendu- préside à la publication d'un tel communiqué : "Tous les articles publiés dans les journaux et particulièrement la conférence de presse du président de la Commission d'enquête sur les meurtres par balles ont émis des insinuations, selon lesquelles les forces armées ont contribué à la répression des manifestants, durant la révolution, en tirant sur eux, alors que la réalité est tout à fait le contraire", souligne le ministère de la Défense. Soit. Les insinuations réitérées émaillent le tissu des mensonges accomplis. Encore faut-il ne pas faire la part belle aux mystifications. Et celles-ci ont bon dos par les temps qui courent. Frénésies révolutionnaires obligent. Le ministère de la Défense a fait le point. Et c'est tant mieux. En premier lieu, il est on ne peut plus utile de communiquer. Communiquer clairement, objectivement et exhaustivement s'entend. Or, jusqu'ici, on ne sait pratiquement rien sur ce qui s'est réellement passé le 14 janvier 2011. Thèses, antithèses et fausses synthèses s'étripent là-dessus. Les rumeurs les plus folles y trouvent bien évidemment leur pain béni. Il est même arrivé que M. Ridha Grira, ancien ministre de la Défense, s'exprime là-dessus. Il a parlé devant des journalistes et sur les ondes radio. Sa version des faits n'a été démentie ou peaufinée par personne. Certes, elle a provoqué des remous par-ci par-là. Mais la chronologie des faits demeure toujours inconnue, voire maintenue à l'abri des regards indiscrets ou tout simplement friands de vérité. La seconde raison a trait à la multiplicité des sources relatant le cours des événements. Ceux qui savent ce qu'il en est se taisent visiblement. Et ceux qui en parlent ne disent pas tout. Ainsi le communiqué de l'Armée nationale s'est-il empressé de désigner la conférence de presse du président de la Commission d'enquête sur les meurtres par balles. Elle comporterait des assertions incriminant abusivement l'Armée ou entachant sa crédibilité. Osons le dire : la cacophonie révolutionnaire se double du flou démocratique. Nous assistons à une espèce de brouillage discursif. Les uns distillent des demi-vérités. D'autres s'en tiennent à des conjectures sur fond de spéculations. Les demi-vérités font face aux supputations. Quel que soit le récit, la vérité est ailleurs. Pour le moment du moins, espérons-le. En fait, il y a un grand déficit d'authenticité chez nous. C'est le lot des processus de transition à leurs débuts. Des anciens et des nouveaux se bousculent au portillon. D'aucuns se placent, d'autres protègent leurs arrières. L'ardeur des ambitions nouvelles se mêle à la froideur des calculs anciens. La vérité en ressort tiède, enveloppée d'une gangue d'artifices et de faux-fuyants. Là où le bât blesse, c'est lorsque des institutions comme l'armée ou la police s'inscrivent en faux contre la Commission d'enquête sur les abus commis au cours des événements qui ont présidé à la Révolution. Cela n'exclut guère quelque réflexe corporatiste de protection. Cela en dit long aussi sur notre promptitude à frayer avec la vérité historique sans complexes. Ne nous y trompons pas. Beaucoup de pans de notre histoire récente demeurent inconnus. Ou mal connus. Ou délibérément ignorés. Que s'est-il passé à Tunis au lieu-dit Borj Ali Raïs en 1965 ? Des dizaines de victimes y sont tombées. On avait tiré sur elles à bout portant. Que s'est-il passé au juste en 1978? Des centaines de victimes, là aussi. Les responsabilités n'ont guère été établies. De même, cette année à Sidi Bouzid, Menzel Bouzaïane, Regueb, Kasserine, Thala, Douz ou ailleurs… Des hommes se cachent. Leurs motivations sont nombreuses. Mais les droits des victimes, de leurs familles et notre droit de savoir demeurent en suspens. Comme une plaie béante sur la face boursouflée de notre mémoire collective meurtrie.