Par Raouf SEDDIK La question de savoir si la religion peut se faire représenter sur l'arène politique est une question épineuse qui va occuper les esprits dans les semaines et les mois à venir comme elle l'a rarement fait. Nous avons, dans un précédent article, pris position sur cette question en répondant par l'affirmative, car l'expérience démocratique dans laquelle nous sommes désormais engagés, avec le socle populaire qui est le sien, dicte, à ce qu'il semble, que tout ce qui fait la vie du Tunisien, donc son appartenance religieuse aussi, soit présent dans le débat, et non maintenu à l'écart. C'est une position que nous réaffirmons, d'autant plus que, comme cela a été souligné, quelque chose se joue dont nous assumons la responsabilité devant l'histoire et devant les peuples, surtout ceux qui partagent avec nous le passé arabo-musulman : la possibilité que se forme un lien harmonieux et sain entre affirmation de l'appartenance à l'Islam et à son héritage et, d'un autre côté, jeu démocratique respectueux des bons usages et de la différence… Nous sommes un laboratoire et le monde observe ce que nous faisons ! Mais peut-être l'Islam peut-il et doit-il même être présent sur la place publique en ce contexte particulier, non pas tant pour occuper une place sur l'échiquier politique que pour puiser dans ses ressources afin de donner un écho spirituel à l'appel qui s'est exprimé à l'occasion de la révolution : appel à la dignité. Telle serait la contribution à la révolution et à son souffle dans la durée de ceux qui se réclament de ses principes : sanctifier cet appel, dans la vérité profondément humaine qui est la sienne, par-delà les différences de région, de catégories sociales, d'opinions politiques et même de sensibilités religieuses. Car la révolution tunisienne n'est pas seulement une aubaine, elle engage également des obligations de la part de tous, chacun à partir de ses compétences. Mais en réalité s'acquitter d'une telle obligation suppose d'abord, de la part des tenants de la religion comme projet politique, qu'ils fassent front à deux dérives néfastes qui sont opérées actuellement au nom de la religion. La première dérive est celle qui consiste à se draper de l'habit de la religion et de ses préceptes pour se lancer ensuite, contre telle ou telle personnalité publique, dans des invectives aussi dépourvues de scrupules que dégradantes… Invectives dégradantes pour celui qui les prononce autant, sinon plus, que pour celui qu'elles prennent pour cible. Mais dégradantes surtout pour cette religion musulmane qui est notre héritage commun, dont nous sommes comptables de la gestion au regard des générations qui nous précèdent comme de celles qui nous suivent. Que celui qui s'interroge sur l'opportunité de cette petite mise au point aille jeter un coup d'œil sur ce qui se publie sur certains sites Internet : il se convaincra vite du fait que le phénomène n'a rien de marginal. La seconde dérive est celle qui consiste, pour sa part, à utiliser l'appartenance commune à la religion musulmane pour en faire le moyen de susciter en sa faveur des sympathies faciles, au détriment de tout ce qui relève de la conception de programmes concrets et sérieux en matière de développement du pays : éducation, formation, dynamisation de la vie économique dans les villes et dans les campagnes, soutien actif du marché de l'emploi, animation culturelle, enrichissement de nos relations diplomatiques avec les pays proches et lointains… L'honnêteté voudrait dans ce domaine qu'un parti qui se réclame d'une religion particulière fasse preuve de discrétion et n'adopte pas l'attitude antidémocratique qui revient à mettre la prédication dans les lieux de culte et en dehors au service de ses propres ambitions politiques. Elle voudrait au contraire qu'il mette un point d'honneur à montrer surtout ce qu'il propose en termes de programmes au service du bien commun. Dans tous les pays évolués sur le plan politique, cette honnêteté est intériorisée et fait partie des mœurs. Chez nous, malheureusement, la frontière entre respect du jeu démocratique et exploitation du jeu démocratique à partir de positions religieuses est une frontière encore très floue, si l'on s'en tient en tout cas à l'observation des comportements les plus courants. Double dérive, par conséquent, dont l'une vaut défiguration de l'Islam comme legs spirituel à dimension universelle et l'autre dérèglement ou altération du jeu démocratique par l'utilisation d'atouts illicites, puisés sans retenue dans le patrimoine commun des croyances, des attitudes traditionnelles et des rites, aux seules fins d'augmenter cyniquement ses chances sur le plan électoral et de se frayer la voie d'un triomphe politique immérité. Le retour sous nos cieux d'un mouvement d'inspiration religieuse, qui est appelé à faire son entrée dans l'arène politique et à disputer la bataille de sa représentation parlementaire, se doit de se prononcer clairement vis-à-vis de cette double dérive. Aucune contribution positive au pays et à l'aventure démocratique qui est la sienne n'est concevable de sa part si sa position reste trouble sur cette question. Ce mouvement ne peut se contenter de faire valoir les souffrances et les vexations subies dans le passé, car s'il est vrai que la dictature ne l'a pas épargné et ne s'est pas embarrassé de justice à son égard, il reste que cette double dérive, parce qu'elle n'a pas été suffisamment combattue autrefois dans ses propres rangs, mais qu'elle a fait au contraire l'objet d'une politique de complaisance, a donné des arguments à la persécution et créé de toute façon les conditions du rejet… Rejet, encore une fois, au nom de l'honnêteté du jeu politique et au nom de la religion musulmane que l'on n'accepte pas de voir réduire à un instrument de propagande idéologique et de dénigrement violent et immoral de l'adversaire. Faut-il rappeler que le mouvement islamiste en Tunisie, avant de subir les coups terribles de la dictature, a joué un rôle malheureux en poussant la vie politique, de façon certes indirecte mais malgré tout déterminante, sur la voie de cette dictature que tout le monde a eu ensuite à subir ? On souhaiterait, pour l'avenir de notre pays et pour la responsabilité historique qui est aujourd'hui la nôtre dans le monde arabo-musulman, et dans le monde tout simplement, qu'un tel scénario ne se reproduise d'aucune manière. En d'autres termes, que les dirigeants du mouvement en question soient conscients des enjeux. On veut croire aussi que ce qui est venu dans les propos de M. Rached Ghannouchi lors d'une interview accordée à la chaîne Nessma TV, lorsqu'il s'est livré à une surenchère de «générosité» en parlant de milliards à distribuer aux familles des victimes de la révolution, que cela ne relève pas d'un populisme crûment et bassement électoraliste, qui fait peu de cas des nobles idéaux de la révolution et du sens élevé de la dignité de nos compatriotes, même lorsqu'ils sont dans la difficulté et le malheur… On ne les «achète» pas de cette façon ! De telles déclarations, il faut le dire, laissent perplexes et n'augurent pas d'un niveau de conscience religieuse, ni d'un niveau de conscience politique non plus, qui soient à la hauteur du moment historique que nous vivons.