Par Raouf SEDDIK Le débat autour de la laïcité, faute d'avoir lieu dans l'enceinte des forums organisés, semble se déplacer sur la scène de la rue. Et ce n'est pas une bonne chose. Car on sait tous à quoi peut ressembler un tel débat et à quelle baisse de niveau il s'expose fatalement. Pourquoi ne fait-on rien pour le laisser prendre place ailleurs que dans la rue ? Ailleurs aussi, soyons juste, que sur les pages de Facebook, où il existe aussi... mais alors les pages en question prennent curieusement une coloration qui les rend proches de la rue : invectives, anathèmes, insultes, mépris... ? Le débat autour de la laïcité, faute d'avoir lieu dans l'enceinte des forums organisés, semble se déplacer sur la scène de la rue. Et ce n'est pas une bonne chose. Car on sait tous à quoi peut ressembler un tel débat et à quelle baisse de niveau il s'expose fatalement. Pourquoi ne fait-on rien pour le laisser prendre place ailleurs que dans la rue ? Ailleurs aussi, soyons juste, que sur les pages de Facebook, où il existe aussi... mais alors les pages en question prennent curieusement une coloration qui les rend proches de la rue : invectives, anathèmes, insultes, mépris...? Tout se passe comme si chacun, parmi les grands acteurs politiques, préférait ne pas avoir l'honneur de lancer le débat. Le parti Ennahdha, lui, fait connaître ses attentes : l'affirmation du lien entre notre pays et la religion musulmane, contre une certaine laïcité qui tendrait à faire de ce lien quelque chose de plus relatif, de plus accidentel, dirions-nous même. Ailleurs, du côté du Parti démocratique progressiste ou du mouvement Ettajdid, par exemple, on se garde bien de contester le lien en question mais on insiste quand même sur le principe, sain par ailleurs, selon lequel il convient de séparer la religion de la politique. De la politique, pas de l'Etat : ce qui constitue en effet une nuance de taille... Mais ce qui pose malgré tout la question de la façon dont un parti politique qui se réclame expressément du message de l'Islam peut entrer sur la scène du jeu démocratique et défendre ses valeurs particulières sans se trouver en porte-à-faux par rapport aux exigences d'équité dans le jeu démocratique en question : sans bénéficier pour son soutien, à l'exclusion des autres partis, de la croyance de nos ancêtres et, pour ses espaces de tribunes et de propagande, de nos lieux de culte. Sans avoir la possibilité aussi de camoufler l'indigence éventuelle de ses programmes sur le terrain du développement effectif du pays par une rhétorique qui consisterait par exemple à faire valoir que le salut de l'au-delà vaut infiniment davantage que le salut dans l'ici-bas et que, par conséquent, il n'est pas très important de lui tenir rigueur de ses faiblesses… Ce qui, reconnaissons-le, serait une façon à peine dissimulée, mais insidieuse, d'inciter les gens à revenir en politique à un statut de mineurs et d'assistés qui est précisément ce que la révolution est venue rejeter. Maintenir le lien entre religion et Etat revient sans doute à prévenir les dérives religieuses, l'appel à la haine au nom de Dieu, la division de la société et toutes sortes de violences qui prendraient appui sur le credo de l'Islam… Chacun comprend très bien que l'Etat est garant de la paix civile et qu'il ne peut pas se dérober à ses obligations au nom d'une liberté religieuse, dont chacun sait bien qu'elle risque à tout instant de devenir anarchique et néfaste. Ce rôle, il est vrai, ne semble pas sujet à contestation et les partisans du religieux seraient, pour beaucoup d'entre eux, plutôt favorables à une configuration des choses à l'intérieur de laquelle les conduites religieuses se trouveraient empêchées par les autorités publiques d'adopter des postures qui seraient contraires à la bonne image de l'engagement religieux. Ils peuvent y voir à juste titre une sorte d'assurance contre le risque que leur " fonds de commerce " politique ne se transforme en repoussoir et n'attire contre eux, en définitive, les feux de la critique et la désapprobation populaire. Mais le consensus est loin d'être présent quand il s'agit d'évoquer le lien, non pas entre religion et Etat, mais entre religion et politique. Les contours de cette association sont moins clairs dans les esprits et suscitent toutes sortes d'interrogations et d'appréhensions. Or ni les uns ni les autres ne poussent dans le sens de la question et de la discussion. Pourtant, les termes du débat sont assez clairs : si on accepte qu'un mouvement d'inspiration religieuse participe à la vie démocratique, comment conçoit-on que la chose puisse se faire sur le terrain sans que cela ne se traduise par une distorsion du jeu, par une atteinte aux règles de l'équité? Ceux qui devinent la difficulté de la question sans avoir le courage d'y réfléchir sont tentés par des réponses extrêmes et, selon leur position vis-à-vis de la chose religieuse, leur sympathie ou leur aversion à l'égard de la laïcité, défendront ou l'option d'une société entièrement ralliée à la loi islamique et à sa suprématie ou à l'exclusion pure et simple de tout parti d'obédience religieuse. Or si on ne propose pas des voies de réflexion plus positives, le risque est de laisser un débat dégradé susciter de la division parmi les gens et se muer en animosité : ce qu'on a déjà vu ici ou là, et récemment à Sousse. Ces voies de réflexion positives existent. Elles consistent par exemple à braquer nos projecteurs sur les quelques minorités religieuses qui existent chez nous et à montrer comment nous souhaitons que leur existence soit sauvegardée sans que cela soit au prix d'une discrétion qui les ravale à une quasi-clandestinité. Si les partis d'inspiration islamiste sont prêts à apporter sur ce terrain des propositions concrètes et intéressantes, nous ne pouvons que nous en réjouir. D'autant que cela contribuerait à libérer la religion musulmane d'une image calamiteuse dans le monde et à en donner enfin une image plus généreuse et plus humaniste… Ce que personne n'a le droit de lui contester par avance : ni les ennemis de l'Islam ni, non plus, ses inconditionnels qui croient la servir par leur fanatisme et qui la desservent en la figeant dans des représentations passéistes et particularistes. Autre initiative : l'exploration des expériences de la laïcité dans les pays tiers pour voir dans quelle mesure la difficulté du lien entre Islam politique et jeu démocratique est appréhendée et surmontée. L'exemple de la Turquie est ici d'une importance cruciale et on se félicitera que certains de nos hommes politiques ne se privent pas de faire le déplacement et de multiplier les contacts. Le dernier en date de ces déplacements est celui qu'a fait Ahmed Néjib Chebbi à l'occasion de l'organisation à Istanbul d'une rencontre internationale (Leaders of change Summit) qui s'est tenue les 14 et 15 mars derniers et au cours duquel il a fait part de l'intérêt des Tunisiens pour le modèle politique turc du point de vue de la conciliation de l'Islam politique avec la démocratie. D'autres l'ont précédé. Mais il conviendrait que le résultat de cette action d'exploration se rende plus présente sous la forme d'un débat qui prendrait le relais de celui auquel nous assistons dans la rue et à travers ses prolongements facebookiens.