C'est une femme joviale, intègre, dont le courage n'a d'égal que l'humilité. Amel Safta est une figure connue du petit écran dont le talent n'est plus à démontrer. Comédienne, enseignante en littérature (théâtre et traduction), peintre et poète à ses heures, cette femme a fait de l'article 26 de la déclaration des droits de l'Homme sa ligne de conduite et de l'art sa raison de vivre. Interview. Que symbolise pour vous la création ? Ombre d'un havre de Paix et chant de Résistance. Entre les deux mon cœur balance. Toute création dépend de l'éducation reçue d'abord et de l'éducation choisie ensuite. L'éducation sous-jacente au développement mental de l'être assure en grande partie la construction de sa personnalité et de son épanouissement. Toutefois, il n'y a de création véritable et authentique qu'avec une raison agissante et une conscience morale vivante. Comme tentative de définition disons que plus qu'un miroir à deux faces, dont l'une nous renvoie la réalité et l'autre nous-mêmes; la création serait un rétroviseur à quatre faces. Côté cour : voyage, rêve, absence, oubli de soi, qu'importe ! Mais une petite mort, là-bas loin du bruit : conduire seule en ignorant l'autoroute. Conduire l'hiver, sur une route non éclairée, non balisée, à signalisation inexistante ou illisible ; une route, si bien décorée de nids-de-poules qu'elle paraît rigoler de ses regards nauséabonds découverts et de ses dos d'hippopotames souvent inattendus. Conduire la nuit, avec des lunettes de vue quelque peu adaptées et être surpris par une averse. Conduire seule, l'hiver, la nuit, loin de chez soi, sans réseau, avec une porte à demi bloquée, et avec des vitres qui ne ferment pas. L'instinct de conservation et le désir ardent de survie s'emparent du volant de la voiture. Sur le rythme fiévreux des essuie-glaces, s'efforcer à trouver un équilibre mystérieux entre l'invisibilité d'une part, et le risque de dérapage ou de noyade d'autre part. Comment pouvoir se mettre à l'abri‑? Les œuvres sont comme des stations de péage sur un itinéraire tant bien que mal entretenu. Côté jardin : tourbillon de sables mouvants la faune et la flore. Alors, le serpent (al-hayya aux yeux de lynx) vers la flore. Si l'échec est le fondement de la réussite selon Lao-Tseu, le fondement de l'écriture est le malaise : la santé, l'administration, l'art et l'éducation à tous les degrés. Ces véritables plaies continuent de vicier les différents rapports normaux du médecin et du patient, de l'autorité administrative et de l'administré, du producteur et de l'artiste, de l'enseignant et de l'enseigné. Les meilleures conditions de la création, c'est quand on n'a plus rien à perdre, par exemple une santé menacée et une bonne partie de ses biens littéraires et artistiques perdue et volée. Si on ne brûlait pas croyez- vous qu'on pourrait créer quoi que ce soit ? Il y a donc une tension permanente entre l'idée «d'inspiration ou d'enthousiasme et celle de travail et de fabrication. Ainsi, la raison, la justesse, les émotions sincères, la manipulation du langage et des opinions, le rôle de témoin et d'historien à la fois sous-tendent-ils le texte littéraire quelque soit son genre. La vocation à la création prend donc source à la fois dans l'éducation intellectuelle et dans l'éducation morale. La création littéraire et artistique est un acte social. C'est un travail. C'est d'ailleurs ce que le législateur sur la propriété littéraire enregistre. Ce travail spécifique sur le langage, la couleur, la forme, le son ou autre, ne saurait bien entendu s'accomplir harmonieusement sans être à l'écoute de soi et des autres, sans une gestion, une orchestration des sentiments esthétiques, quête perpétuelle de « la tête bien faite» (Montaigne) ouverte sur le génie ou le naturel propre à chacun. L'élaboration se ressource normalement en amont et en aval des bibliothèques, des musées et des codes. La création, somme toute est le résultat d'une oscillation entre l'imitation et l'invention, d'un jeu de poids et de contrepoids entre les réminiscences et l'imagination, d'un mélange plus ou moins équilibré de l'affectivité et de l'intelligence, enfin, d'un dosage précis entre l'autonomie et la réciprocité. Aussi, tout comme gouverner, créer c'est prévoir. Quel est le leitmotiv de votre parcours riche et varié ? Sans doute un sentiment profond d'imperfection régit-il une quête insoutenable, une soif inassouvie d'autonomie et de savoir. Par ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l'homme votée par les Nations Unies comprend un article 26 dont voici un extrait : Toute personne a droit à l'éducation. (…)L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. Outre la mise en évidence des obligations de la société envers l'individu à éduquer et des buts sociaux de l'éducation, l'accent sur la solidarité nécessaire qui unit l'épanouissement de la personne et le respect de celle d'autrui est clair. Dans Qu'est-ce que la littérature ? « Le créateur participe à la production, à la construction de l'Histoire.» (Sartre). Sans doute un sentiment profond d'imperfection régit-il une quête insoutenable, une soif inassouvie d'autonomie et de savoir. Partant, le besoin urgent de participer autant que se peut à la réforme socio-culturelle de son pays nécessite l'ancrage d'une éthique, de valeurs telles que le respect de l'autre, le souci de l'autre voire. La psychologie de « sésame, ouvre- toi » devrait sans délai céder la priorité au labeur et à l'application ; seuls ces derniers sont susceptibles d'attirer la chance. Créer, tout comme gouverner, c'est prévoir. Quelle dimension revêt pour vous la culture et la création littéraire ? Qu'est-ce qu'être cultivé aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'une femme cultivée aujourd'hui ? Celle qui sait un peu de tout ? Vous connaissez la célèbre définition attribuée à E. Herriot : «La culture est ce qui reste quand on a tout oublié». Dans la Tunisie contemporaine, on considère comme cultivé l'homme qui aura lu ou vu tout ce qui est important dans la culture tunisienne et même étrangère, et qui sait en juger avec délicatesse et lucidité. Certes, le désir d'apprendre et de découvrir sont inhérents à l'homme cultivé; la culture a toujours fait flèche de tout bois. Mais celle-ci est indépendante des plus hauts diplômes, de même, des plus haut postes. La culture est affaire de bon goût et d'esprit de finesse. Elle est un besoin, besoin de ferveur, besoin d'un «supplément d'âme». Les avis diffèrent : Pour certains, l'individu est une cire molle que la culture ambiante va modeler. Pour d'autres, la culture, c'est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique (Kundera). Ou encore : elle est une nourriture et doit permettre à l'homme d'être actif, de développer en lui la pulsion créatrice, de le pousser à chercher, découvrir, inventer, être l'acteur de sa culture (Le Clézio). Comme vous voyez, il n' y a plus de consensus aujourd'hui ni sur la définition ni sur les fins de la culture. La création littéraire quant à elle, est un acte… est un acte d'originalité. Elle est le reflet de l'Histoire: créer une oeuvre, c'est donner à voir pour le présent et le futur le monde où l'on vit. Ainsi pour Stendhal «le roman est un miroir». Quant à Balzac, il considère l'écrivain en quelque sorte comme le secrétaire de l'Histoire. Son originalité se mesure à sa différence avec les autres producteurs de texte. A l'échelon anthropologique, la création consiste non à inventer mais à reprendre, réinterpréter et réorganiser quelques aspects fondamentaux de l'acquis culturel pour l'adapter aux situations culturelles et historiques changeantes. L'acte créateur de l'écrivain consiste à réactiver sans cesse l'imaginaire pour que l'humain s'adapte aux changements du temps. Quels sont les lectures et les auteurs qui vous ont le plus marquée ? L'investissement dans la lecture est naturellement, de loin supérieur à celui dans l'écriture. Innombrables, les auteurs éminents de la prime jeunesse et de la maturité. A titre indicatif : D'abord, Kamel Kilani, Zubeyr Turki (côté peinture), Al- Jahidh, Badi' Ezzamen El- Hamadhani, Taha Hussein, Taoufik El-Hakim, ensuite La Comtesse de Ségur, Enid Blyton, (de la fameuse bibliothèque rose), Lewis Caroll, Perrault, Grimm, Pagnol, Romain, La Fontaine et Vallès puis Shakespeare, Montaigne, La Bruyère, Goethe, Rousseau, Artaud, Camus, Beckett, Ionesco et j'en oublie. Toujours inoubliables : L'Etranger, la Leçon, Faust, Bouvard et Pécuchet. Grande est ma dette envers ces chefs-d'œuvre et ces auteurs illustres. La quête de soi concomitante au problème de l'éducation et de la morale internationale est la constante de tous ces écrivains. Le va et vient entre le patrimoine arabo-musulman et le patrimoine universel s'imposerait davantage pour une meilleure maîtrise de son passé et de son identité susceptibles de redonner confiance à l'esprit sud colonisé. Votre mot de la fin ? La création, — quête perpétuelle de «la tête bien faite» — vit mal, sans être escortée par l'éducation et la culture à la fois. Les Droits de l'esprit exigent ces interrogations : où va donc la culture en Tunisie ? Notre création littéraire résistera-t-elle à l'érosion du temps? Il est donc de toute nécessité de se demander si la responsabilité de la formation des esprits critiques, des consciences libres et d'individus respectueux des droits des libertés d'autrui n'en incombe pas aux méthodes. «L'art de l'éducation est comme l'art médical : un art qui ne peut être pratiqué sans «dons» spéciaux, mais un art supposant des connaissances exactes et expérimentales relatives aux êtres humains sur lesquels il s'exerce.» (Piaget). Peut-être la création littéraire devrait-elle faire l'objet d'un enseignement dans les programmes des collèges et des universités.