La semaine politique a été bien chargée en Tunisie. Un peu normal quand on sait que les vacances réelles dans le pays commencent dans une dizaine de jours avec le ramadan. A partir de là, on va « sombrer » dans le farniente jusqu'au mois de septembre. D'ici là, point de travail, point de productivité, point de croissance. Et en septembre, on viendra pleurnicher l'inflation, les taux d'intérêt élevés et la baisse du dinar. La semaine politique a donc été bien chargée avec des épisodes spectaculaires dans le feuilleton antipathique de Nidaa Tounes, un rapport de la cour des comptes qui nous montre que les partis-soldats anti-corruption ne sont pas moins corrompus que les autres, le report le jour J du congrès constitutif de Tahya Tounes ou encore la réception par le parti Ennahdha de 68 dons parvenant de personnes décédées. On en a bien rigolé sur les réseaux sociaux, le spectacle était assuré. On en a tellement rigolé d'ailleurs que le grand public est passé à côté de l'essentiel. Du côté de Tahya Tounes et leur non-événement de congrès, on a réussi à attirer l'attention de tous les observateurs qui analysent, tous, les véritables raisons du report. Est-ce réellement en respect au deuil des 12 agriculteurs de la route morts dans un accident de la route ou une nouvelle guerre fratricide qui s'enclenche ? Les partis autoproclamés propres et intègres ont réussi une nouvelle fois à dévier le regard du public vers d'autres. Ils peuvent encore se moquer du public et jouer leur chanson : « Nous sommes les champions de l'anti-corruption ». La palme d'or de la diversion revient à Ennahdha qui a dévié toute l'attention du public vers les 68 dons pour faire oublier une donnée essentielle qui, dans un pays vraiment démocratique, aurait provoqué la liquidation de tout le parti. La donnée essentielle : 78% des dons reçus par Ennahdha sont… anonymes, d'après le rapport de la Cour des comptes publié la semaine dernière (page 90) ! C'est pire que des dons des morts, ce sont des dons anonymes. En matière de blanchiment d'argent, on ne fait pas mieux. Une telle phrase dans un tel rapport aurait mobilisé, dans un pays « normal » toute la sphère médiatico-politique et tout l'appareil juridique. En deux temps trois mouvements, il n'y aurait plus de parti Ennahdha et ses principaux dirigeants auraient retrouvé la route de la prison civile de la Mornaguia ou celle de l'aéroport Tunis-Carthage. Sauf qu'on a préféré parler et rigoler des dons des morts.
Un pick-up transportant dans sa benne des ouvriers agricoles a fait un terrible accident de la route à Sidi Bouzid samedi dernier. Bilan, douze morts. Le chef du gouvernement s'est déplacé en personne pour présenter ses condoléances (et celles du gouvernement) à toute une région endeuillée. Sur les réseaux sociaux, on pleurniche les morts et on tance (pour ne pas changer) les gouvernants. Les partis politiques de l'opposition (pour ne pas changer) en profitent pour taper sur le gouvernement. A quelques mois des élections, ça doit leur faire du bien dans les sondages. Dans ce pays, le commerce du sang est bien florissant, les politiques savent toujours tirer quelque chose des morts. L'accident de Sidi Bouzid n'a pourtant rien d'une première. On en a vu d'autres et on en reverra encore. Il y a même eu pire et on prévoit pire si vous voulez tout savoir. Si la démission d'un ministre, sert à quelque chose et peut empêcher ne serait-ce qu'un mort, cela se saurait et tout le gouvernement partira s'il le faut. Sauf que le problème est ailleurs. Les responsables des morts de Sidi Bouzid, c'est nous tous, à commencer par ceux qui les pleurnichent, en toute hypocrisie, sur les réseaux sociaux.
Comme l'a si mal expliqué l'ancienne secrétaire d'Etat Faten Kallel. « Ce qu'on ne dit pas c'est que la survie du secteur agricole déjà sinistré repose sur ces femmes, et ce mode de transport primitif est avantageux en terme de coûts, et l'interdire reviendrait à priver le secteur de la main d'œuvre, et l'Etat n'a pas les moyens de développer l'infrastructure de transport en commun ». Sommes-nous bien d'accord que ceux qui pleurnichent le plus les ouvrières sont ceux-là mêmes les champions des comparatifs des prix et ceux qui marchandent le plus en allant acheter un kilo d'oranges, un kilo de piments ou une botte de persil ? Et ceux-là mêmes qui n'hésitent pas à offrir un beau billet de pourboire au serveur du restaurant chic qu'ils fréquentent régulièrement ? Si vous êtes tout le temps dans la recherche du moindre prix, il ne faut pas s'étonner ensuite que les producteurs (ou les industriels) volent un sou par ci, un sou par là, pour être compétitifs. On dit souvent que ce sont les intermédiaires (et notamment les grandes surfaces) qui gagnent bien davantage que les ouvrières dans la vente d'un produit. Ce qui est probablement vrai, mais on oublie que le prix du transport et du respect de la chaîne du froid (pour que votre produit vous arrive conforme aux normes sanitaires) a un coût. Mais le problème n'est pas là uniquement, car le consommateur final a sa part de responsabilité dans la mort de ces ouvriers, mais l'Etat aussi a sa part. Quand la police et la Garde nationale ferment les yeux sur le transport de personnes dans la benne d'un pick-up, l'Etat devient complice de cette mort. Le prétexte (souvent brandi) est que l'Etat n'a pas les moyens de développer l'infrastructure et ferme donc les yeux sur ce transport primitif, afin de permettre à ces ouvriers de travailler et de pouvoir, par la suite, ne pas aggraver l'inflation. En clair, l'Etat corrige une erreur par une autre erreur. Ce qu'il faut, si l'on veut suivre l'exemple des pays développés, mais qui n'ont pas non plus de transport en commun pour les villages reculés, c'est d'appliquer drastiquement la loi, sans tenir compte des conséquences. Qu'est-ce qui va se passer si les agents de la circulation interdisent de transporter les personnes comme du bétail ? Les ouvriers ne perdront pas leur travail, c'est juste que les prix s'envoleront un peu plus et que le consommateur final paiera le prix réel et nécessaire de la marchandise qu'il consommera. C'est cette mentalité de pression monstre sur les prix, à coup d'illégalité et de compensation qui a plongé tout le pays dans l'abîme ! Que les choses soient réalisées comme elles doivent l'être et coûtent ce qu'elles doivent réellement coûter et tout ira mieux.
L'Etat se doit de laisser le marché se réguler tout seul et de lever sa main. Il se doit de faire son travail d'Etat (veiller au respect de la loi et de la saine concurrence notamment) et de cesser de s'immiscer dans ce qui regarde le privé. La question de la maitrise des prix n'est pas du rôle de l'Etat, c'est celle du marché. Ceci est valable dans tous les secteurs, à commencer par le commerce informel (qui représente 50% du PIB « grâce » aux yeux fermés de l'Etat) jusqu'aux monopoles qu'il préserve pour lui au détriment de la qualité, sous prétexte de maitrise des prix. Les exemples sont nombreux : RNTA (tabac), Tunisie Autoroutes, Steg, Sonède…
Le troisième et plus important responsable du drame de Sidi Bouzid est incontestablement le corporatisme syndical, bien plus puissant que l'Etat lui-même, surtout après 2011. Qu'est-ce qui empêche des chômeurs de développer des sociétés privées de transport dignes de ce nom ? Une autorisation de l'Etat ! Les autorisations sont octroyées au compte-gouttes afin de ne pas froisser le syndicat de la corporation. Pourquoi l'Etat n'a pas les moyens de développer son infrastructure, ses hôpitaux, ses facultés et ses écoles ? Parce que les syndicats pèsent de tout leur poids pour exiger et obtenir des augmentations salariales non corrélées à la productivité ! L'Etat sacrifie la colonne de l'investissement au bénéfice de celle des dépenses de gestion. Pourquoi l'Etat ne privatise pas les sociétés évoluant dans des secteurs concurrentiels ? Parce que les syndicats l'en empêchent. Ceci prive tout le pays d'une véritable saine concurrence sur le marché et de belles recettes supplémentaires dans le budget. Rappelez-vous comment le secteur des télécommunications était sinistré avant l'entrée de Tunisiana (devenue Ooredoo) et Orange sur le marché. L'opérateur historique et monopolistique Tunisie Telecom ne s'est jamais mieux porté depuis l'entrée de ses concurrents et de sa privatisation partielle. Nos syndicats, plus conservateurs que l'extrême gauche, freinent tout développement et toute modernisation. Ils font tout pour préserver leur zone de confort et leur farniente de toute réelle concurrence. Les mastodontes nouveaux qui ont bousculé le mode même de fonctionnement des dinosaures n'ont aucune place chez nous. Que les Uber, Amazon et autres aillent voir ailleurs, on n'en veut pas chez nous ! N'y pensez même pas ! Nos syndicats luttent même contre le simple covoiturage ! Rappelez-vous comment les syndicats de Tunisair Handling ont massacré Syphax Airlines. Comment ceux de Tunisair ont réussi à empêcher l'ouverture du ciel prévue depuis 2011.
Tant que l'on n'a pas pris son courage à deux mains pour imposer aux syndicats et à la société toute entière ces modèles économiques qui ont fait leurs preuves ailleurs, tant qu'on aura des ouvriers dans des bennes de pick-up et des morts sur nos routes. Nos hôpitaux et nos écoles sont déjà en déliquescence. Faut-il attendre un crash d'avion, une autoroute devenue impraticable et des milliers d'autres morts dans les hôpitaux et les urgences pour accepter d'adhérer aux nouveaux modèles économiques dans leur intégralité et non au cas par cas ?