Superbe manifestation vendredi dernier à Tunis qui a réuni plus de deux mille personnes, de différentes tendances politiques et idéologiques, pour crier « basta » et « dégage » au régime autocratique de Kaïs Saïed. Bravant la peur et la répression, armés de courage, ils avaient brandi leurs slogans de colère contre un pouvoir qui n'a de cesse de piétiner la démocratie, la justice et les droits. Ces deux mille personnes sont ce qui nous reste dans le pays. Les médias publics sont devenus, à l'unanimité, propagandistes ; les médias privés, à quelques exceptions près et qui se comptent sur les doigts d'une seule main, se taisent de peur d'être rattrapés par le décret 54 liberticide, voire par une sordide affaire de blanchiment d'argent ou de complot contre l'Etat. Sans justice, sans démocratie, sans médias, voir ces deux mille manifestants met du baume au cœur. Concomitamment, ce vendredi 13 septembre, le tribunal administratif a publié une injonction envoyée à l'Instance supérieure indépendante pour les élections, l'enjoignant de réhabiliter le candidat Mondher Zenaidi à la course à la présidentielle. C'est la deuxième injonction du tribunal administratif après celle relative au candidat Abdellatif El Mekki envoyée le 11 septembre à la même instance électorale. Probablement, le même tribunal administratif enverra une troisième injonction relative au troisième candidat Imed Daïmi, dont la candidature a été, elle aussi, injustement rejetée par le tribunal administratif.
Dans les faits, la présidentielle du 6 octobre 2024 s'annonce mal. Sur terrain, les Tunisiens sont en colère et les deux mille sortis vendredi dernier ne sont qu'un tout petit échantillon d'une large colère populaire sous-jacente. Comment savoir, avec précision, si le peuple en a marre ou pas de ce régime ? Le seul et l'unique moyen est d'organiser des élections intègres et transparentes. Or l'instance électorale a pipé les dés et faussé ces élections en rejetant les dossiers de trois candidats. Ces trois candidats ont été réhabilités par un collège de 27 juges du tribunal administratif, dont les décisions sont légalement, irrévocables. Malgré cette irrévocabilité et la clarté des décisions, l'Isie a refusé catégoriquement la réhabilitation des candidats écartés, piétinant par là l'Etat de droit et les lois. Le même tribunal administratif, par la voix de son premier président Abdessalem Mehdi Grissiaa, a enjoint de nouveau l'instance électorale de remettre dans la course MM. Zenaidi et Mekki, mais de nouveau encore, l'instance l'a envoyé balader ainsi que tous les citoyens soutenant ces candidats. Pour se justifier, l'instance a donné des explications abracadabresques qui ne convainquent quasiment personne. Des explications qui méprisent la volonté des citoyens qui veulent voter pour Zenaidi, Daïmi ou Mekki et les dizaines de milliers de personnes qui les ont parrainés. Dans tous les tribunaux du monde, les explications des textes judiciaires et l'interprétation des lois doit se faire au profit des justiciables. Et quand il y a deux textes contradictoires, on retient systématiquement celui qui sert le mieux les justiciables. L'Isie a balayé d'un revers de la main ce principe de droit universel. Dans les faits, encore, un autre candidat subit les affres du régime, à savoir Ayachi Zammel en prison depuis des semaines, à cause de dossiers judiciaires montés de toutes pièces. Dans les faits, toujours, les observateurs les plus crédibles du pays seront empêchés de faire leur travail le jour du vote, puisque la même instance électorale a décidé, unilatéralement, de priver les deux ONG les plus outillées (Mourakiboun et I Watch) de leurs accréditations. Elle a également décidé de plafonner les dépenses de campagne des candidats à 150.000 dinars, un montant ridicule qui empêche ces candidats de mobiliser suffisamment d'observateurs dans les onze mille bureaux de vote. Autres témoins qui seront absents le jour du vote, les instituts de sondage ainsi que les médias et les journalistes crédibles. D'ores et déjà, et toujours unilatéralement, l'instance a retiré son accréditation à la journaliste Khaoula Boukrim réputée pour son intégrité et son professionnalisme. Comme si tout cela n'était pas suffisant, le président sortant, lui-même candidat, a publié un manifeste de campagne rempli de langage guerrier et sanguinaire. Un candidat est théoriquement fédérateur, cherche à rassembler le maximum de citoyens autour de lui. Le nôtre ne fait que diviser le peuple en loyaux d'un côté et traîtres de l'autre.
Il ne s'agit ni d'analyses, ni de conclusions et encore moins d'un procès à charge contre l'instance électorale et le régime. Il s'agit de FAITS. Trois candidats ont été éliminés injustement. Par deux fois, les décisions du tribunal administratif les réhabilitant ont été jetées à la poubelle, alors que ces décisions sont théoriquement irrévocables. La rue est en colère et elle l'a fait savoir. Les ONG crédibles n'ont pas été accréditées. Les médias privés se taisent et les médias publics jouent la propagande au profit du président sortant. Tout est fait pour que ce dernier rempile, bien qu'il n'ait que l'injure pour lexique. Avec tous ces faits, irréfutables, cela devient évident, la présidentielle du 6 octobre s'annonce mal. Elle n'obéit clairement pas aux règles standards et universelles d'une élection démocratique, intègre et transparente. Avec tous ces faits, irréfutables, les résultats de cette élection seront caducs et contestés. Le plus rigolo est que la contestation, selon la loi, doit être tranchée par le tribunal administratif. Or comment pourrait-on saisir le tribunal administratif pour contester des résultats, alors que les décisions de ce même tribunal ont été précédemment jetées à la poubelle ? Comment le tribunal va-t-il trancher les contestations en sachant que les dés étaient pipés au départ, puisque trois candidats qu'il a réhabilités n'ont pas participé à la course et qu'un autre candidat a passé sa campagne électorale en prison ?
Au vu de tout ce qui précède, la présidentielle du 6 octobre risque plus de ressembler à une mascarade qu'à une élection et c'est dommage. Quel que soit le nom du gagnant, il manquera de légitimité et c'est dommage. Partant, il serait judicieux de temporiser. Il serait sage de reporter cette élection, le temps de réunir les conditions minima à son organisation. Des conditions répondant aux standards internationaux en la matière. On ne peut pas organiser une présidentielle avec un candidat en prison et trois autres sur le bas-côté. On ne peut pas organiser une présidentielle sans observateurs crédibles. On ne peut pas organiser une élection avec des médias publics jouant à fond pour le président sortant et des médias privés menacés. On ne peut pas organiser une élection avec une instance électorale violemment critiquée par les médias, les politiques, les avocats, les magistrats et les publicistes. On ne peut pas organiser une élection avec un président sortant qui ne respecte pas le b.a.ba du discours politique pluraliste, ses citoyens et ses rivaux. Il y a trop de points noirs dans cette élection, il y a trop de critiques, il y a trop de litiges, il y a trop de contestations, alors même qu'elle n'a pas encore eu lieu. Reporter cette élection devient inéluctable. Aller à l'encontre du droit, de la justice et de la volonté du peuple, avec autant d'entêtement, de déni et d'aveuglement est un risque dangereux non pas pour l'instance électorale et le président sortant seulement, mais pour tout le pays.