Exactement trois semaines nous séparent du jour fatidique du 6 octobre. Un piège déguisé en élection présidentielle. Pour arriver à cette journée de « grand passage » comme l'a qualifié symboliquement le président-candidat, il en a fallu des manœuvres et des épurations dans le but de paver la voie et de la sécuriser. On ne reviendra pas sur la chape de plomb qui s'est abattue sur la scène politique, on ne reviendra pas sur les centaines d'arrestations de politiciens, d'activistes ou de journalistes, on ne reparlera pas de la mainmise sur la justice et les médias publics, du harcèlement de la société civile et la violation de l'Etat de droit… Clairement, toutes les conditions ont été réunies pour installer un climat de terreur et verrouiller le pays.
Dans le camp des soutiens présidentiels, plusieurs slogans circulent, « pas de retour en arrière », « un seul tour et non pas deux », etc. Toutefois, le slogan central, celui qui représente la philosophie (si on peut appeler ça de la sorte) des partisans et du régime est : « Parachevons la guerre de libération nationale ». Pour le pouvoir en place et ses adeptes, ces élections sont une question « existentielle ». Le 6 octobre viendrait confirmer et trancher cette « guerre » qui a commencé un certain 25 juillet 2021. Le président aspirant à un second mandat l'avait d'ailleurs répété à plusieurs reprises, il s'agit d'une question de vie ou de mort, de la poursuite du processus du 25 ou de sa disparition. Perdre la guerre n'est donc pas envisageable parce que le rêve de ce qu'on appelle « libération nationale » ne sera pas accompli et que, forcément, les méchants auront gagné. Mettre tout en œuvre pour le grand passage, quitte à tout écraser sur son chemin, n'est donc pas une option, mais un impératif. Les disciples de cette rhétorique de guerre de libération nationale sont convaincus que l'élimination définitive des méfaits de la décennie dite noire, est intrinsèquement liée à une victoire le 6 octobre. Le scrutin est donc considéré comme étant l'étape ultime pour fermer définitivement la parenthèse de la décennie et de passer à un nouveau stade du processus. La période des trois ans post-25 juillet n'était que la phase liminaire, celle préparant l'après 6 octobre. Un après qui sera marqué par le parachèvement de la guerre et l'instauration définitive du projet présidentiel. Le processus du 6-Octobre viendra donc finaliser et remplacer celui du 25-Juillet. Le mot est ainsi donné entre les partisans, tous les aspects de la vie publique passeront par le fil de la reddition des comptes. Le nouveau système supplantera une bonne fois pour toutes l'ancien.
C'est dans ce sens que le discours adopté par les adeptes du processus, en cette période électorale, est empreint d'une violence décomplexée envers les opposants au projet présidentiel. On ne peut plus parler, à ce niveau, d'hostilité électorale classique basée sur le désaveu et la critique de l'adversaire. Il n'en est rien. C'est l'Autre qu'on veut annihiler. Un discours d'exclusion extrême dont le fondement est d'éliminer complètement les « brebis galeuses » de la scène politique, de les écraser, de les faire taire et de les mettre hors d'état d'agir définitivement. Un discours qui divise les Tunisiens en des « patriotes » et « honnêtes » qui se battent contre des « traitres » et « véreux ». Totalitaires, les partisans présidentiels invoquent la force du pouvoir, aidé par un peuple éclairé et au fait des complots, comme moyen de supprimer ceux qui n'ont pas plié genou. On voit se propager sur les réseaux sociaux la parole haineuse, les accusations les plus viles et les menaces fielleuses. Le lexique guerrier est employé à tout bout de champ pour susciter la vindicte populaire contre ces ennemis intérieurs qui ne sont que les agents des innombrables ennemis extérieurs. Et le sac des ennemis intérieurs peut contenir selon la circonstance, des fonctionnaires, des politiciens, des avocats, des hommes d'affaires, des journalistes, des juges, des activistes de la société civile, des artistes, etc. En somme, toute personne qui n'aura pas proclamé son allégeance.
On est confronté à un écosystème qui fait de l'intimidation, des accusations de traitrise et de la diffamation un outil électoral (qui est avant tout une politique du pouvoir d'une manière globale). Tout cela bien évidemment pour cacher l'absence de réalisations et de programmes viables. Le piège de cette élection est multiforme. Parmi les aspects dangereux, est le fait que le pouvoir et ses partisans, dans leur quête d'un deuxième mandat, alimentent la division au sein de la société. Les gens s'entredéchirent sur les réseaux sociaux, mais le risque consiste en ce que toute cette violence éclate jusqu'au point de non-retour.