À défaut de résultats tangibles, de chiffres prometteurs et de projets concrétisés, Kaïs Saïed nous a lancé un écran de fumée ce dimanche 25 août avec un large remaniement qui a touché la majorité des départements. À six semaines des élections, opérer un large remaniement, c'est quelque chose d'exceptionnel dans le monde politique. On ne voit cela nulle part. À quoi sert, en effet, un remaniement, si l'équipe doit théoriquement quitter le pouvoir dans un mois et demi à la lumière des résultats ? À moins que le président de la République soit sûr de rempiler. Auquel cas, il y a lieu de s'interroger à quoi servent les élections du 6 octobre ? Mais vu que, théoriquement, le pays organise des élections, que ces élections sont théoriquement intègres et que les rivaux du président sortant sont théoriquement dans la course, un remaniement en pareille période n'a aucun sens. Un dimanche estival de surcroit. N'en faisant qu'à sa tête, violant toutes les règles politiques d'usage de par le monde, prenant le risque de jeter le doute sur le processus électoral et de se discréditer, Kaïs Saïed a donc opéré le remaniement, en nommant des ministres venus de nulle part, à six semaines de la présidentielle. S'expliquant sur son opération dominicale, il a justifié le remaniement par le fait que l'appareil de l'Etat serait en panne tous les jours. Ceci est vrai, mais ça ne date pas d'hier. Cela fait des années, que l'appareil est en panne. C'est ce qu'on ne cesse de dire, c'est ce que ne cessent de dire ses opposants qu'il a jetés en prison. Pourquoi ne pas attendre le résultat du scrutin et le gagner haut la main pour remanier le gouvernement, comme le dicte l'usage ? Pourquoi laisser entendre que le président sortant va gagner l'élection de toute façon et qu'il n'y a aucune différence si le remaniement est effectué avant ou après le scrutin ? À quoi servirait donc la présidentielle du 6 octobre si, déjà, son résultat est connu d'avance avec ce remaniement pour preuve ?
Dans son allocution de justification, diffusée dimanche vers 22 heures sur la page Facebook de la présidence, Kaïs Saïed a comparé les ministres remerciés à un tas de cendres. Il a eu des mots assez durs contre certains qui ne seraient pas au courant de ce qui se passe dans leur département. Il a également évoqué ces ministres dont la porte est toujours fermée devant les visiteurs et d'autres qui, systématiquement, nomment des commissions, des sous-commissions et des sous-sous-commissions pour noyer les problèmes dont ils sont en charge. Qui sont ces ministres ? Il ne le dit pas, mais peu importe. Ce qui importe, c'est de rappeler que ces ministres ont été nommés par Kaïs Saïed lui-même. En les dénigrant publiquement avec autant de virulence, lors d'une allocution solennelle, Kaïs Saïed se discrédite lui-même. C'est lui et uniquement lui qui a nommé des incapables à la tête de départements ministériels. Dernière incapable en date, Salwa Abassi, qu'il a lui-même nommée le 1er avril dernier, en dépit de toutes les critiques des observateurs. De deux choses l'une, soit le président de la République s'est trompé en les nommant ; soit il s'est trompé en les limogeant. En tout état de cause, il s'est trompé à un moment donné et il s'est publiquement discrédité en tournant le dos à ces personnes. Il porte la responsabilité de l'échec sans faire aucune autocritique, sans avouer qu'il s'est trompé, sans dire qu'il est nul dans les castings. En les comparant à un tas de cendres, Kaïs Saïed pense les rabaisser. Mais en vérité, il se rabaisse lui-même avec ce genre de lexique et en faisant l'impasse sur ses propres erreurs.
Depuis son putsch du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed n'a cessé de nommer et de dégommer les ministres et les grands commis de l'Etat. Sans compter ceux remerciés hier, il a limogé quelque 82 ministres et hauts responsables qu'il a, en partie, lui-même nommés. À aucun moment, il ne s'est dit « et si c'est moi qui suis dans l'erreur et pas eux ? ». Dans son allocution dominicale, il a dit qu'un ministre ne peut pas faire d'autres choix que ceux fixés par le président de la République. À aucun moment, il ne s'est dit « et si mes choix sont mauvais ? » Et puis il y a cette sempiternelle phrase « volonté du peuple » qu'il adore répéter. Hier, dans son allocution, il a rappelé que le peuple a voté le référendum pour la constitution qu'il a rédigée tout seul. À aucun moment, il ne s'est dit « et si le peuple n'est pas d'accord avec cette constitution, puisque seulement 30,5% du peuple a participé au référendum ? » Depuis son putsch du 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a eu trois chefs du gouvernement, trois ministres de l'Intérieur, trois ministres du Commerce, trois ministres des Affaires étrangères, trois ministres de l'Education et la liste n'est pas complète. Et dire que lui-même reprochait au système d'avant le 25-Juillet l'instabilité gouvernementale. Peut-on décemment dire que tous ces ministres sont dans l'erreur et que seul Kaïs Saïed est dans le juste ? Quel meilleur auto-discrédit que de nommer puis limoger autant de personnes dans des départements sensibles en un si court laps de temps ! Il prétend être le porte-parole du peuple, mais il feint d'omettre que ce même peuple lui a tourné le dos dans toutes les échéances électorales qu'il a organisées.
Kaïs Saïed rappelle, à tout bout de champ que les ministres sont là pour exécuter ses ordres et appliquer sa politique. Soit. Parmi les ministres remerciés hier, il y a au moins un qui a fait preuve d'un zèle incroyable pour exécuter la politique présidentielle, à savoir Nabil Ammar, ministre déchu des Affaires étrangères. Le bonhomme s'est mis à dos quasiment tous les diplomates siégeant à Tunis, il a eu envers eux des mots assez durs et très peu diplomatiques, il s'est plié en quatre pour défendre la soi-disant souveraineté nationale si chère à son président. En le renvoyant sèchement, Kaïs Saïed renvoie l'un de ses plus loyaux ministres et fait preuve d'une grande ingratitude. Idem pour la ministre du Commerce, une des plus sinistres du gouvernement, qui a causé la banqueroute de plusieurs commerces, notamment des boulangeries, juste parce qu'elle voulait appliquer la politique présidentielle. Deux autres ministres lui ont été vraiment loyaux et ont appliqué aveuglément sa politique, mais ont été sèchement limogés, il y a quelques semaines, Kamel Feki et Malek Ezzahi. En déclarant, hier, que ces ministres remerciés sont incapables parce qu'ils n'appliquent pas sa politique, il se discrédite, car dans le lot des ministres remerciés, il y en a un bon paquet qui appliquait à la lettre sa politique. Ce qu'il faut signaler, en revanche, c'est que la politique et la vision de Kaïs Saïed n'ont rien de bon. Elles ne sont pas efficaces et ne peuvent pas être efficaces, tant elles sont anachroniques et ont montré leurs limites, depuis des décennies, là où elles ont été appliquées. Il est donc tout à fait naturel que ces ministres zélés appliquant aveuglément la politique présidentielle ne puissent pas obtenir de résultats tangibles. Et ce qui est arrivé avec les ministres remerciés hier arrivera avec ceux fraîchement nommés. « La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent », disait Albert Einstein.
En limogeant les ministres incapables, les ministres qui ne l'écoutaient pas, les ministres qui l'écoutaient, les ministres loyaux et les ministres zélés, Kaïs Saïed jette, un nouvelle fois, un écran de fumée devant les Tunisiens. Il nous dit qu'il n'est pas responsable des échecs et que ce sont ces ministres qui ont failli à leur mission. Il essuie, sur eux, ses propres défaillances et tente de nous faire oublier que c'est lui, et uniquement lui, le premier responsable. Si ces ministres n'ont pas réussi, c'est parce qu'à la base ils n'étaient pas à leur place ou bien parce qu'ils devaient exécuter une politique inapplicable. Il a beau critiquer et dénigrer ses ministres, Kaïs Saïed est discrédité. Il donne juste l'image de quelqu'un qui n'assume pas ses propres erreurs. Il a beau prétendre parler au nom du peuple, il est discrédité.