Business News s'interrogeait déjà le 9 août passé, « un remaniement, pour quoi faire ? ». Pourtant, en ce dimanche 25 août 2024, la présidence de la République annonce un remaniement à grande échelle. Lecture d'une démarche insolite. Pour répondre à ce questionnement, l'auteur et universitaire Adel Ltifi tranche dans un statut Facebook : « Un remaniement ministériel à un mois et demi de l'élection présidentielle veut dire : Le remaniement ministériel n'a aucun sens, l'élection présidentielle ne veut rien dire ou les deux ensemble ». Le changement de chef du gouvernement à seulement quelques encablures de l'échéance électorale, le 8 août passé, posait déjà plusieurs interrogations. La tradition politique veut que le résultat de l'élection présidentielle détermine, entre autres, la nature de la composition gouvernementale avec une équipe qui correspond à l'expression citoyenne délivrée par l'élection en question. Tout cela prend encore plus de sens quand il s'agit de l'échéance présidentielle avant laquelle le président en exercice n'est, théoriquement, pas certain de se trouver encore sur son siège au lendemain de l'élection. Autrement dit, le président Kaïs Saïed ne devrait pas être certain d'être encore président après l'échéance électorale du 7 octobre prochain. Pourtant, le chef de l'Etat ne se gêne pas pour nommer un nouveau chef du gouvernement et pour opérer un remaniement ministériel à grande échelle. La logique politique impose d'écouter la parole du peuple, exprimée durant des élections, puis de la matérialiser au niveau du gouvernement. La crise gouvernementale que vit la France depuis l'annonce des résultats des élections législatives anticipées tourne justement autour de cette notion. En Tunisie, le président de la République, Kaïs Saïed, ignore allégrement ces principes. Il agit comme s'il était certain de remporter l'élection présidentielle et met les bases d'une nouvelle équipe appelée à gouverner pendant un certain temps. Après avoir éliminé, par divers moyens, près d'une dizaine de candidats au suffrage présidentiel, le régime de Kaïs Saïed se refait une virginité en renouvelant l'équipe gouvernementale tout en gardant certains indispensables à l'image de la ministre de la Justice, Leila Jaffel, la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia ou encore le duo à la tête du ministère de l'Intérieur, Khaled Nouri et Sofiene Bessadok. Pour seule réponse à ces interrogations, le président de la République a opposé du mépris dans le discours prononcé à l'occasrion de la prestation de serment des nouveaux ministres. Il considère que ceux qui critiquent le timing du remaniement devaient distinguer entre cet événement et la sûreté de l'Etat et son bon fonctionnement. Il a ajouté que certains perturbaient le bon fonctionnement des institutions de l'Etat de façon quotidienne dans le but de semer le chaos en lien avec cette élection. Il a également évoqué un sombre « système lancé en coulisses afin de contenir un grand nombre d'entre eux (les responsables, ndlr), et il a réussi dans cette tâche méprisable ».
Un autre enseignement important n'a pas manqué d'éveiller la curiosité des observateurs tunisiens. Le ministre de la Santé, Ali Mrabet, et le ministre de l'Agriculture, Abdelmonem Belati, tous deux militaires de haut rang, ont été écartés de leurs postes. Le ministre de la Défense, Imed Memmiche, a également été limogé de ses fonctions, chose plutôt inhabituelle dans ce département. Néanmoins, un autre militaire de haut rang, en la personne de Mustapha Ferjani, récemment promu au grade de général de corps d'armée, fait son entrée au gouvernement au poste de ministre de la Santé. Certains affirment qu'il s'agit là de la preuve que la rupture est consommée entre le président de la République, Kaïs Saïed, et l'armée. Récemment, plusieurs observateurs se sont étonnés du traitement de la question du manque d'eau en Tunisie, quand le président avait directement accusé des lobbies de couper volontairement l'eau portable et en affirmant que celle-ci était disponible en quantité suffisante. Un discours totalement opposé à celui du ministre qui met plutôt en avant des raisons objectives liées à la sécheresse et à l'infrastructure. Pour rappel, avant de devenir ministre de l'Agriculture, Abdelmonem Belati était inspecteur général des forces armées. Il a également le grade de général de division. D'un autre côté, certains interprètent la nomination de Mustapha Ferjani au ministère de la Santé comme une mesure d'éloignement du palais présidentiel où il était ministre-conseiller du président de la République.
Par ailleurs, le remaniement décidé par le président de la République un dimanche d'août comporte ses quelques curiosités, comme les précédents. Certaines « stars » du gouvernement se retrouvent sur la touche comme le désormais ancien ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, ou encore la ministre de l'Education, Salwa Abassi, dont le mandat n'aura duré qu'un peu moins de cinq moi et qui n'aura connu aucune rentrée scolaire en tant que ministre. Le successeur de Nabil Ammar au ministère des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti, avait été limogé par le même Kaïs Saïed le 30 juillet 2021 de son poste de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères dans le gouvernement de Hichem Mechichi. La compétence de l'homme fait l'unanimité au sein des cercles diplomatiques tunisiens, mais la démarche présidentielle est bizarre. Khaled Shili, nommé au ministère de la Défense, avait été proposé dans le gouvernement de Habib Jemli, soutenu par Ennahdha début 2020, au poste de ministre des Affaires étrangères. Encore une fois, indépendamment de la compétence certaine de M. Shili, le choix semble insolite tant le président de la République a diabolisé cette période, ses acteurs et ses choix. On ne compte plus les fois où le président Kaïs Saïed avait accusé les gouvernements d'avant son coup de force du 25-Juillet de complots et d'atteinte aux intérêts du peuple et de l'Etat. « Ils cherchent à exploser l'Etat de l'intérieur », a-t-il répété un nombre incalculable de fois. Apparemment, cela ne leur enlève pas la qualité de faire certains bons choix.
Comme tous les remaniements opérés sous l'ère du 25-Juillet, une question se répète : Pourquoi ? Quels sont les objectifs fixés à cette nouvelle équipe gouvernementale ? Sur quelle base les ministres limogés l'ont-ils été ? Et cela est valable également pour le chef du gouvernement. Le mystère s'épaissit quand on sait que seulement 41 jours nous séparent du premier tour de la présidentielle de 2024.