L'ancien député islamiste radical s'est pavané pendant des années, vendant l'image d'un lion qui n'a peur de rien, ni de personne. Son grand courage présumé a soudainement disparu face aux orages de la vie politique tunisienne. Il a été attrapé jeudi dernier en Algérie où il s'est rendu clandestinement. De toutes les personnalités politiques tunisiennes d'avant le 25 juillet 2021, Seïfeddine Makhlouf est assurément celui qui faisait le plus de bruit. Pas un jour ne passe sans que l'on parle de lui. En mal généralement. Candidat malheureux à la présidentielle de 2019 (8e, 4,37%, 147.351 voix), le président de la coalition islamiste radicale Al Karama a en revanche réussi haut la main les législatives de la même année, validant ainsi son entrée au parlement. Le show peut commencer, Al Karama assure le spectacle avec une brochette de députés clivants, haineux, hargneux et grossiers se comportant comme s'ils étaient au-dessus des lois. Quand il n'était pas sur terrain à Sfax pour injurier des syndicalistes, s'en prendre aux dirigeants d'un hôpital ou s'attaquer au gouverneur de sa région, Mohamed Affes lançait sous l'hémicycle des accusations d'apostasie à tout-va, épinglait les médias impies et vantait les hypothétiques mérites de la chariâa. Idem pour Ridha Jaouadi dont seuls le coran et la sunna ont grâce à ses yeux. Rached Khiari (aujourd'hui en prison) animait, pour sa part, les réseaux sociaux en les alimentant d'intox et d'accusations les plus infâmantes à l'encontre des adversaires politiques, le président de la République en tête. Abdellatif Aloui, le poète du groupe, oscillait entre l'instagrammeur qui filmait en live tout et n'importe quoi et l'auto-promo dessinant son parti comme celui le plus aimé des Tunisiens. Il a même pondu un poème pour expliquer par a+b pourquoi les Tunisiens l'adulent. Se présentant comme les plus pieux des politiciens tunisiens, les députés d'Al Karama se croyaient aussi les plus intelligents et les plus avisés. La devise de leur parti, « état de conscience » et le surnom « lions » qu'ils se sont donnés à eux-mêmes, reflètent à merveille leur mythomanie. Aux syndicalistes, ils promettent la prison et aux médias ils promettent le déshonneur. Peu importe qu'ils se soient ridiculisés plus d'une fois, comme lorsque Nidhal Saoudi proposait une escale d'un quart d'heure à Tabarka pour les vols internationaux de Tunisair ou quand Seïfeddine Makhlouf présentait une fiole de complément alimentaire comme étant le remède miracle contre le coronavirus, les députés d'Al Karama pavanaient encore et toujours. Naturellement, toutes les plaintes déposées à leur encontre étaient classées sans suite ou dormaient dans les tiroirs de l'ancien procureur de la République (aujourd'hui en prison) Béchir Akremi.
Cette brochette monochrome avait pour chef d'orchestre Seïfeddine Makhlouf. Ils étaient des lions, il était LE Lion. Le roi de la jungle. Plus que tous ses pairs réunis, il ne ratait pas une occasion pour s'en prendre à l'opposition, aux médias, au président de la République et aux autorités dès lors qu'il y a une décision qui lui déplait. Le plus souvent hautain, méprisant et injurieux, il était systématiquement agressif. « Tu vas signer la loi de gré ou de force », criait-il un jour à l'adresse de Kaïs Saïed, tout en frappant son micro de force, depuis son siège à l'assemblée. « Descends et viens me voir ici », défiait-il un autre jour le procureur de Sidi Bouzid qui a décidé de fermer une école coranique clandestine à Regueb et de soumettre ses élèves à des tests pour révéler les agressions sexuelles qu'ils ont subies. Médias et journalistes étaient sa cible favorite et avaient droit, quasi-quotidiennement, aux intox infâmantes, aux provocations et aux injures, parfois très tôt le matin. Les forces de l'ordre n'étaient pas en reste et étaient une autre cible privilégiée de Seïfeddine Makhlouf. Quand la garde présidentielle chargée de la sécurité du parlement a refusé l'accès à un membre du parti, classé dangereux, le député s'est immédiatement déplacé pour les injurier, afin de forcer l'entrée à son camarade. Accompagné de ses pairs députés, le tout filmé en direct, il a réussi son exercice grâce à la complicité du président du parlement Rached Ghannouchi et son chef de cabinet Habib Khedher. Quand la police des frontières a refusé la sortie du territoire à une sympathisante du parti interdite de voyage par décision administrative, il s'est déplacé avec ses collègues députés et leurs caméras, pour faire le show à l'aéroport Tunis-Carthage, tentant en vain par ses gesticulations et ses cris de la faire voyager de force. L'adversaire préféré de Seïfeddine Makhlouf n'est cependant ni le président de la République, ni les médias, ni la police. L'adversaire préféré de l'islamiste radical est sa double collègue avocate et députée Abir Moussi, présidente du PDL. Régulièrement, elle a droit à ses provocations, ses injures odieuses et ses crachats diffusés directement à la télévision. Ne réussissant pas à l'atteindre verbalement, il est passé à l'intimidation physique, dans une salle du parlement, puis à l'agression physique avec un coup de pied sur son derrière le 30 juin 2021, sous l'hémicycle en pleine plénière en direct à la télévision. Ce n'était pas l'unique agression physique dont fait preuve à l'ARP un membre d'Al Karama à l'encontre d'un député, il y a eu précédemment Anouar Bachahed, Samia Abbou et Amel Saïdi. Le sang de M. Bechahed a coulé et ceci n'a provoqué que rires et moqueries des députés d'Al Karama à commencer par M. Makhlouf qui, depuis, le traite par le sobriquet « l'égratigné ».
Tout ce manège, tous ces incidents, tous ces abus se faisaient avec la complicité passive de Rached Ghannouchi et de la justice. L'opinion publique regardait avec désespoir et colère. Dans un sondage paru début juillet 2021, 67% des Tunisiens affirment ne pas faire confiance à Seïfeddine Makhlouf et 81% ne pas faire confiance à Rached Ghannouchi. N'en pouvant plus de tous ces abus et dépassements de la loi, Kaïs Saïed réagit le 25 juillet 2021 en plaçant un véhicule de l'armée devant l'assemblée et en gelant ses travaux avant de la dissoudre quelques mois plus tard. Plus d'une fois, le président de la République a évoqué le sang ayant coulé à l'assemblée et les abus impunis observés pour justifier son acte. Sans Al Karama, sans Rached Ghannouchi, Kaïs Saïed n'aurait pas pu justifier son coup de force et les Tunisiens ne l'auraient pas applaudi ce jour-là. Al Karama et Seïfeddine Makhlouf sont, en grande partie, responsables de la mort de la démocratie tunisienne et de ce qui arrive aujourd'hui dans le pays. Au lendemain du coup de force présidentiel, Seïfeddine Makhlouf, ainsi que les islamistes, pensaient pouvoir compter sur leur soi-disant large popularité et s'attendaient à une présence massive de leurs adhérents et leurs sympathisants devant les véhicules de l'armée placés à la façade du parlement. Ils étaient déçus, leur popularité était factice et ne se voyait que sur les réseaux sociaux. Au Bardo, il n'y avait quasiment personne ce 26 juillet 2021. Seïfeddine Makhlouf était abattu. Même ses collègues députés du parti n'étaient pas là. Le prolixe Khiari a pris la poudre d'escampette (avant d'être attrapé un an plus tard) et le paon Aloui s'est emmuré chez lui jurant ses grands dieux, sur Facebook, de quitter la politique. Face à l'épreuve réelle du courage, les lions se sont avérés en carton, le lion s'est retrouvé seul.
Rattrapé par les affaires judiciaires dormantes et la véritable chasse aux sorcières populiste lancée par Kaïs Saïed, Seïfeddine Makhlouf est condamné à de la prison ferme en 2022 puis en 2023. Il purge entièrement une première peine de sept mois de prison. À sa sortie de prison, il fait profil bas. Très bas. Il n'est plus présent dans les médias, il ne poste plus rien sur Facebook et il ne parle plus de politique. Il ne veut plus être lion, son courage quand il était au pouvoir a soudainement disparu. Le coucher n'a servi à rien, ses affaires judiciaires suivaient quand même leur lent cours. Il a été de nouveau condamné à de la prison ferme. Il multiplie les recours pour échapper à sa peine, mais vraisemblablement il n'a pas obtenu gain de cause. Sachant qu'une nouvelle incarcération est devenue inévitable, ne pouvant pas partir à l'étranger par les voies normales, puisqu'il est interdit de voyage, il est parti clandestinement vers l'Algérie. Auparavant, il a envoyé son épouse et ses deux enfants à Doha. Jeudi dernier, depuis l'aéroport de Annaba, il s'apprêtait à rejoindre sa famille. Mal lui en a pris, la police des frontières algérienne l'a arrêté. Surement parce que ne figurait pas sur son passeport le cachet d'entrée en Algérie. Le lion est dans la cage. La suite ? Très probablement, les autorités tunisiennes vont demander son extradition. Les autorités algériennes le remettront-elles comme elles ont remis, par le passé, le sécuritaire Lazhar Loungou ou le laisseront-elles partir après un court séjour en prison, comme elles ont libéré l'ancien candidat à la présidentielle Nabil Karoui et son frère député Ghazi ? Malin celui qui donnera la réponse. Au vu des relations étroites et très amicales entre les présidents tunisien et algérien, il est certain qu'il y aura extradition si Kaïs Saïed le veut. Faut-il qu'il le veuille vraiment cependant.