Que celui qui pense encore que la « consultation » présidentielle et non nationale, comme on tente de nous le faire gober, est une merveilleuse opportunité pour que la voix du peuple s'exprime, me jette la première pierre. Comme chaque jeudi ou presque, le chef de l'Etat nous gratifie d'un monologue émaillé de regards assassins et de phrasé menaçant pour commenter l'actualité et surtout cracher ce qu'il compte accomplir. Il était on ne peut plus clair, cette fois-ci, sur les intentions de la « consultation » électronique. Déjà pour ne pas déroger à la règle, il a commencé par crier au complot du fait que certaines parties ont tenté par tous les moyens d'entraver la chose. Qui ? Quand ? De quelle façon ? Celui qui détient les pouvoirs entre ses mains ne le dit pas, la transparence ne brille pas de mille feux à Carthage. Donc, on a tenté de lui mettre des bâtons dans les roues, toutefois les méchants n'ont pas trop réussi parce que le président se permet de nous annoncer des résultats préliminaires dont il se réjouit. Un régime présidentiel à 82%, le vote sur les personnes à 81%, pas confiance en la justice à 89%... Du sur-mesure. Des pourcentages délibérément présentés au public dans le seul but d'anticiper les critiques des contradicteurs. Ce n'est pas moi, c'est la volonté du peuple qui s'est exprimée, semble-t-il nous dire, et ça tombe bien si ça colle, au grand hasard des choses, avec mon propre projet. Osez dire que les questions de la « consultation » sont biaisées, osez aller à l'encontre de cette volonté, osez donc…vous serez l'ennemi du peuple. Le président a délibérément donné « les résultats » qui concernent le système politique ou la justice et a mis de côté toutes les autres questions qui paraissent, du coup, secondaires. On est au cœur même de son projet qui veut d'un régime présidentiel où le chef de l'Etat détiendra tout le pouvoir exécutif avec un parlement aux pouvoirs limités.
En nous présentant ces chiffres, le président se dévoile un peu plus et ne laisse aucune marge aux spéculations et surtout à la contestation de ce qui va advenir. Par le truchement de cette « consultation » ou référendum, comme il aime parfois à la qualifier, Kaïs Saïed se donne les moyens de dire que les Tunisiens sont en accord avec sa vision, que les orientations générales résultant de cette entreprise confèrent à sa conception une légitimité populaire, que cela suffirait à passer aux étapes suivantes. Et si ce n'est pas assez, il pèse de tout son poids pour influer sur le processus et orienter les indécis sur les cases à cocher. C'est tout bénéf ! Les résultats de la synthétisation des réponses sont de prime abord connus. Il nous joue en quelque sorte la politique du fait accompli.
C'est que Kaïs Saïed s'adosse sur la « consultation » et estime qu'il obtient son chèque en blanc populaire pour lancer en toute légitimité son projet politique. Il pense en tirer cette légitimité populaire et se permettre ainsi d'éviter conciliabules et dialogues en dehors de ce qui l'arrange. Organisations ou partis, qui sont restés dans le giron présidentiel avec certaines réserves, seront acculés à réviser le seuil des revendications et des propositions et leur marge se restreindra au cercle que Saïed aura bien voulu leur dessiner. Mais puisque nous sommes en plein dans l'ère de la désinformation et des faits alternatifs, le chef de l'Etat a omis un détail assez important. C'est que en réalité, à peine plus de cent mille citoyens ont participé à la « consultation » sur les neuf millions de Tunisiens appelés à remplir le formulaire. C'est le bide ! Autrement dit, c'est près de 99% de la population qui s'en désintéresse. Dans ce cas, cent mille ne peut être considéré comme un nombre duquel on peut tirer des résultats préliminaires ou même des tendances. Ça ne peut même pas être un échantillon représentatif de la volonté du peuple, à moins bien sûr, qu'on ne veuille consulter que le peuple saïedien.
« Chaque jour, ils mentionnent sur les colonnes des journaux « la consultation électronique » entre guillemets, alors qu'il aurait été mieux s'ils se mettaient eux-mêmes entre guillemets ». Ainsi s'était adressé le président aux journalistes sceptiques face à ce projet. Les guillemets, on les maintient et pas qu'un peu.