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Interview de Tarek Ben Chaâbane, enseignant, coscénariste et script-doctor : "Les cinéastes sont préoccupés par la prise de parole" Notre dossier - Cinéma tunisien
D'abord parlez-nous de votre parcours en tant qu'enseignant et formateur dans le domaine du scénario, puis de coscénariste et de scénariste ? Je suis enseignant universitaire à l'Isamm (Institut supérieur des arts et multimédias). J'assure un cours d'introduction à la théorie générale du scénario où j'essaie d'inscrire les «techniques» spécifiques de l'écriture scénaristique dans la logique plus globale du récit. J'y anime aussi des ateliers d'écriture, mis à part les responsabilités en tant qu'encadreur de projets. Je participe aussi régulièrement aux activités d'ateliers destinées aux jeunes cinéastes et organisés par le producteur et réalisateur Ibrahim Letaïef (deux sessions de "Dix courts, dix regards" et une session de "Dix courts, une Cause"…) et j'ai beaucoup travaillé avec l'équipe de "Sud Ecriture"(Dora Bouchoucha et Annie Djamal) où j'ai assisté entre autres Jacques Ackchoti. En tant que coscénariste ou consultant (script-doctor), j'ai collaboré avec Moufida Tlatli (Les petites mains), Nawfel Saheb Etabaâ(El Kotbia), Mohamed Damak,(Jeudi après-midi), Ridha Behi (Brando&Brando), Mourad Ben Cheikh(Ali Raïs) et Mohamed Ali Okbi (Les jeunes loups) Quelle formation avez-vous suivie pour cette spécialité ? Il y a d'abord un désir de cinéma que j'ai acquis, comme les gens de ma génération, par le passage par la Ftcc (Fédération tunisienne des ciné-clubs). Passage, qui était quelque peu comme une nécessité de cursus. Ensuite, il y a mon intérêt pour «les histoires» d'où toutes mes recherches universitaires qui tournent autour de l'histoire sociale du récit entre modes de narration et modes de représentation. Le travail sur le tas, les stages, les ateliers d'écriture, les séminaires, m'ont également beaucoup appris. Justement faut-il suivre une formation pour être scénariste ou coécrire des scénarios ? Comme je l'ai déjà expliqué, être assistant pendant quelques sessions de l'atelier "Sud Ecriture" m'a énormément appris…au-delà de ce que j'ai pu acquérir théoriquement en travaillant à l'université… Dans mon cas, cette pratique a été déterminante… L'apprentissage est nécessaire. Mais il faut qu'il y ait chez l'apprenant un désir fort qui va plus loin que la simple technicité…un désir qui va au-delà des prescriptions…on peut apprendre les techniques à l'école, ça sert beaucoup. Et c'est rassurant d'avoir quelqu'un qui puisse répondre aux interrogations tellement la forme scénario est riche et tellement les propositions normatives sont «subverties». Autrement dit, tant les règles de la dramaturgie classique sont remises en question. Mais il faut aussi savoir qu'intégrer ces réflexes «techniques» et avoir l'envie et la sensibilité nécessaires pour les traduire en «histoires» n'est pas non plus évident… Si oui, comment expliquez-vous que la majorité des cinéastes qui ont une formation de réalisateur écrivent eux-mêmes leur propre scénario sans presque jamais recourir à des scénaristes ou à des scénaristes conseil ? La «division du travail» n'est pas une nécessité artistique. Elle s'est instaurée et instituée dans un contexte historique, mais surtout économique particulier. Elle a produit des représentations du monde, ou disons que des formes narratives sont venues s'y articuler. C'est ce que nous appelons le cinéma hollywoodien classique, celui des studios et des scénaristes travaillant aux ordres de l'industrie, tenus de répondre à des normes de productivité. C'est l'époque de ce que William Faulkner appelle «les mines de sel». Ce modèle a été identifié en France à une certaine «qualité française», le cinéma littéraire, contesté par la Nouvelle Vague dans la continuité de la brèche critique ouverte par Alexandre Astruc, etc. Ici, on est un peu prisonnier d'une vision, mais de moins en moins, celle d'une personne autant préoccupée par la prise de parole que par la narration d'une histoire et il y a bien des raisons historiques pour cela : la construction nationale… Le cinéaste a donc son point de vue sur les choses de la cité, sur le présent…on pense peut-être que l'apport d'une tierce personne peut déformer ou détourner le propos. Alors que l'apport peut être uniquement technique. Pourquoi n'existe-t-il pas de spécialistes de l'écriture de scénario ou si peu, et pourquoi le métier de scénariste n'existe-t-il pas intrinsèquement sous nos cieux ? Il y a eu des expériences de collaboration entre scénaristes et réalisateurs : Tijani Zalila qui continue à travailler avec Ridha Béhi, feu Mohamed Mahfoudh avec Mohamed Damak, Nouri Bouzid avec Moufida Tlatli et Férid Boughédir. Mais face à l'absence d'une production régulière, nous ne pouvons voir émerger un métier. On ne peut pas obliger les gens à prendre des scénaristes ou des scénaristes conseil. D'autant plus que cette demande, dans le cas américain par exemple, émane généralement des producteurs… En Tunisie les producteurs sont très souvent les cinéastes eux-mêmes… En tant que coscénariste de plusieurs longs métrages, comment évaluez-vous les différentes expériences avec les réalisateurs avec lesquels vous avez travaillé? Existe-t-il une véritable collaboration, acceptent-ils vos propositions ? Ce sont de jolis voyages qui aboutissent parfois sur de très belles amitiés, et puis, il y a nécessairement collaboration parce qu'il y a une demande… Pourquoi, selon vous, existe-t-il très peu d'adaptations de nouvelles et de romans d'ici ou d'ailleurs dans notre cinéma ? Comme je l'ai dit plus haut, les cinéastes sont préoccupés par la prise de parole, du coup adapter une œuvre littéraire qui n'est pas la leur serait se mettre dans la peau d'un autre, porter la voix d'un autre. L'écriture du scénario devient comme une tentative de s'approprier sa propre voix…de peur qu'elle ne s'enlise dans d'autres… Mais quand on voit la qualité de certains films et l'indigence de certains propos et discours, adapter c'est mieux, non ? Il faudrait que le réalisateur tombe sur le livre pour lequel il a un coup de cœur et qu'il trouve aussi quelqu'un pour l'adapter. Il y a plusieurs livres que j'aurais aimé adapter : Fleur de cactus de Alia Tebaï, Degla fi arajinha de Béchir Khraïef et autres nouvelles de Hassouna Mosbahi, par exemple. Critiques et publics s'accordent à dire que le talon d'Achille du cinéma tunisien est le scénario. Qu'en pensez-vous et comment expliquez-vous cette crise du scénario ? Je ne sais pas s'il y a réellement une crise du scénario. Et, aspect technique mis à part, c'est quoi un bon scénario dans le contexte du cinéma tunisien aujourd'hui ? Un scénario poétique ou audacieux ou dysnarratif ou minimaliste et traitant de quels thèmes ? Il ne peut y avoir de programmatique… Ce sera toujours du cas par cas… Le public attend, en général, d'un bon scénario et d'un film quel que soit son genre, qu'il le raconte, le représente, l'interpelle, le touche, l'émeut, l'enrichit spirituellement et, si possible, le pousse à la réflexion... Oui, je sais que dans des écoles américaines et françaises, on enseigne aux étudiants un cours intitulé : «La place du spectateur». C'est-à-dire comment dans la dramaturgie on pense la réaction du spectateur: qu'est-ce qu'il va comprendre dans telle scène ou telle autre ? Quelle interrogation va-t-il se poser à tel passage du film?, etc. Il s'agit-là, d'une configuration du cinéma de marché. Alors que notre cinéma n'y est pas astreint, on a plus de liberté et c'est une chance : vu qu'il est subventionné, on ne pense pas au public. Et on peut, donc, essayer des choses au niveau de la création. En France, par exemple, il existe aussi bien le film d'auteur subventionné que le film commercial qui, lui, cherche l'efficacité du marché. Chez nous, il faut trouver un équilibre entre les deux, l'important étant de communiquer intelligemment avec le public. Dans les années 70, 80 et 90, notre cinéma se distinguait par de bons films aux scénarios simples, clairs, denses coulant de source et les exemples sont légion : Sejnane, Traversée, La trace, Les silences du palais, etc, pourtant écrits par des cinéastes ayant une formation de réalisateur. Or, l'on remarque actuellement, en général, une régression quant à la qualité des films, donc partant des scénarios, comment l'expliquez-vous ? Je ne crois pas que les auteurs de ces œuvres qui ont marqué l'histoire du cinéma tunisien aient soudainement désappris à écrire. Ils ont continué à faire de bons films …c'est la conjoncture qui est différente, avec les nouvelles formes et possibilités de visionnage, avec la demande du public qui évolue et avec l'offre télévisuelle en fiction qui a aussi beaucoup évolué en Tunisie, du moins qualitativement…les films font moins discussion…et la canonisation se fait toujours a posteriori… Je ne crois pas que Sejnane, qui est une œuvre admirable, ait attiré la foule à sa sortie…il n'est d'ailleurs, je crois, jamais sorti en salle…et voilà qu'on en parle aujourd'hui, et fort justement, comme d'un film majeur… Est-ce que le cinéma est obligé de suivre systématiquement le public ? Je ne le pense pas… Quant à la question de la régression, c'est votre jugement personnel. Pour ma part, il y a de nombreux films — longs et courts métrages — produits lors de cette dernière décennie, que j'aime beaucoup, que je trouve riches, audacieux (La dictée de Ibrahim Letaïef, No man's love de Nidhal Chatta, Kahloucha de Néjib Belkadhi, etc.) et dont certains sont passés malheureusement inaperçus… Enfin avec la spécialisation rampante dans tous les domaines, faut-il désormais qu'un cinéaste ait aussi une formation de scénariste pour réussir un film ? Un cinéaste n'est pas obligé d'être un scénariste. A la télé, cette formule de séparation entre les deux postes fonctionne plutôt bien. Le cinéaste peut proposer à un scénariste une idée originale ou un synopsis que ce dernier développe… Il suffit qu'il y ait des affinités artistiques entre les deux. Pour conclure, former des scénaristes et développer le métier est-il, selon vous, nécessaire ? Former un petit nombre de scénaristes serait très intéressant et efficace, car la télé, la pub, le théâtre et le cinéma ont besoin de scénaristes. Je sais que la demande existe, car j'ai commencé à faire ce métier suite à la requête de plusieurs réalisateurs. L'expérience se passe bien, ils sont contents et j'apprends beaucoup avec eux, car ils ont des réflexes que je n'ai pas, en prévision du casting, du montage (et autres) par exemple. J'aime bien ce métier et j'estime que l'exercer est une véritable chance.