Nécessité sécuritaire ou manipulation à l'approche de l'élection présidentielle française du 22 avril 2012? Peu importe: les faits sont là. Avec l'arrestation, fin mars 2012, d'islamistes dans de nombreuses villes françaises et l'expulsion, début avril, d'imams jugés radicaux conjugués à l'affaire Merah, ce jeune français issu de l'immigration, qui a tué, en mars dernier 3 parachutistes et 4 personnes dans un collège de Toulouse (sud-ouest de la France), l'Islam semble devenir un thème central de la campagne électorale. L'islam pourra-t-il être déterminant dans le vote des Français? Nous avons posé cette question à Mme Mansouria Mokhefi, responsable du programme Moyen-Orient/Maghreb à l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), un think tank français considéré parmi les plus connus et les plus influents du monde. Chercheure et universitaire spécialisée en géopolitique (Mme Mansouria Mokhefi est chargée notamment d'un séminaire à la New York University à Paris), elle est un des meilleurs observateurs du Printemps arabe. WMC n'a manqué l'occasion de l'interroger sur cet événement qui n'en finit pas de dessiner de nouveaux concours dans la région. Interview exclusive. WMC: L'Islam semble devenir un thème central de la campagne électorale pour l'élection présidentielle du 22 avril 2012 que suivent, souvent avec intérêt, les populations au Maghreb. Pensez-vous que la question de l'islam puisse être déterminante dans le vote des Français? 0u est-ce qu'il s'agit d'un alibi pour mobiliser l'opinion notamment depuis que des analystes prévoient un fort taux d'abstention au 1er tour? Mansouria Mokhefi: L'Islam est en effet devenu un thème important de la campagne présidentielle pour plusieurs raisons. - Il est l'objet d'un débat ininterrompu en France depuis plusieurs années (la question du voile, le débat sur l'identité nationale, la loi sur la burqa, etc.); il faut rappeler que dès la campagne de 1988, le thème de l'immigration et la question des immigrés étaient entrés dans la campagne présidentielle; ils ne l'ont pas quittée depuis. - Marine Le Pen a décidé d'en faire le thème principal de sa campagne et les autres candidats ne veulent pas lui laisser l'exclusivité de ce thème. D'où la surenchère électoraliste. Il faut rappeler que Sarkozy a été élu en 2007 avec un grand nombre de voix de Le Pen qu'il craint de perdre cette fois-ci et veut à tout prix récupérer. D'autant plus que l'image et le discours de Marine Le Pen, qui a réussi à dé-diaboliser le Front National, séduisent un plus grand nombre de femmes et de jeunes, que du temps de son père. Cependant, si le thème de l'Islam rencontre tant d'échos dans la campagne c'est qu'il reflète somme toute une réalité: les Français, de tous bords politiques, qu'ils le déclarent ou le taisent encore, jugent l'Islam fondamentalement incompatible avec la laïcité à laquelle ils sont très attachés. Ceci étant, on ne peut pas dire que la question de l'Islam sera déterminante dans le vote des Français. Les Français ont jusqu'à présent toujours mis en tête de leurs préoccupations les questions relatives à l'économie: le pouvoir d'achat et les salaires, les retraites ainsi que le chômage et l'éducation sans oublier le problème de la dette qui préoccupe les Français quant à l'avenir de leur pays. La question de l'abstention n'a rien à voir, à mon sens, avec la prépondérance du thème de l'Islam dans la campagne. L'abstention est un phénomène récurrent depuis des décennies dans toutes les démocraties avancées, etc. Une des revendications du Printemps arabe aura été l'amélioration de la situation des populations arabes notamment par la création de plus d'emplois. Pensez-vous que les pays du nord, et notamment ceux situés en Méditerranée comme la France, ont compris ce message? Que peuvent-ils faire dans l'état actuel les choses? Sont-ils, à votre sens, sensibles aux thèmes de co-développement ou du développement solidaire? Dans un tel contexte de crise économique et financière, avec des pays européens préoccupés par les déficits budgétaires qui constituent de graves écueils à leur propre développement, il serait illusoire d'attendre beaucoup dans ce domaine. Les pays européens ont pris la mesure de la volonté de changement dans les pays arabes, mais ils considèrent que ce changement doit venir de l'intérieur de ces pays, avec des mesures et des réformes nationales et locales qui prennent en compte l'ampleur du chômage, de la sous-formation, de l'inadéquation de la formation, de la faiblesse de l'instruction, etc.br Face à la plus grave crise que l'Europe ait jamais connue, les pays européens ne sont pas en mesure d'aider autant qu'il le faudrait les pays du sud et sont plus préoccupés par les répercussions du Printemps arabe si celles-ci devaient se traduire par plus d'immigration vers l'Europe. Le co-développement ou le développement solidaire ne sont pas à l'ordre du jour; l'attentisme et la crainte le sont plus. L'Europe a fait son mea culpa quant à son soutien aux dictatures. Elle envisage de prendre en compte la société civile sur laquelle elle a toujours fermé les yeux. Mais elle n'a tout simplement pas les moyens de faire plus que cela. Il peut y avoir des promesses -et il y en a eu-, mais l'aide promise et les sommes avancées sont revues à la baisse à l'aune de la situation dramatique de l'Europe. De plus, il faut le dire: l'incertitude quant à l'avenir des pays du Printemps arabe suscite de la prudence et des préoccupations; et plus que l'aide qui pourrait être apportée par eux, les pays européens sont d'abord soucieux d'éviter que la détérioration de la situation économique et sociale dans certains pays voisins ne pousse à l'émigration clandestine vers l'Europe. Venons-en maintenant aux thèses colportées par certains analystes occidentaux et intellectuels arabes au sujet du Printemps arabe. On évoque une action initiée par les USA au travers d'ONG américaines et des réseaux sociaux en vue d'affaiblir les chiites iraniens et leurs alliés syrien et libanais (le Hezbolla). Avec l'arrivée des Islamistes sunnites (les Frères musulmans) au pouvoir (Tunisie, Egypte, Maroc, Libye, et Yémen). Cette thèse vous semble-t-elle fantaisiste? Nous sommes dans l'ère des complots. Certes des complots ont toujours été évoqués en politique internationale mais depuis une décennie, il semblerait que cela soit, pour certains, la seule grille de lecture et d'analyse des phénomènes internationaux. Le rôle des ONG américaines dans la promotion de la démocratie et dans la formation des jeunes n'a jamais été un secret. Le président Georges Bush avait poussé au développement des actions des ONG, et le président Barak Obama a maintenu cette démarche. Par la formation qu'ils ont reçue, il est indéniable que les jeunes arabes d'Egypte ou du Yémen, qui en ont profité, se sont familiarisés avec des concepts et des outils dont ils ne pouvaient pas disposer sans l'appui des ONG américaines. Ils l'ont d'ailleurs dit et répété: cela les a aidés à voir ce qui existait ailleurs et dont ils étaient privés, et à comprendre aussi que l'on pouvait communiquer. La communication pouvant être un outil des plus importants en matière de de mobilisation. Mais ce ne sont pas les ONG qui ont poussé les Tunisiens dans la rue à crier leur ras-le-bol après la mort de Mohamed Bouazizi Il faut se rappeler que le soutien apporté par Washington à la démocratisation dans les pays arabes entrait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et ne visait pas au renversement des régimes ou à toute autre forme de révolution, mais juste à prévenir le terrorisme. Aussi bien le président Bush que le président Obama, chacun à sa manière, ont clairement exprimé leur vu d'un monde arabe démocratique. Reste qu'après le désastre irakien, cela ne constituait guère une priorité. Maintenant, il est vrai que les USA se sont préparés à l'arrivée au pouvoir des islamistes sunnites et que cette perspective sert leurs intérêts dans la mesure où elle met un frein aux ambitions de l'Iran, qu'elle affaiblit et isole les forces chiites, et renforce par là même leurs alliés traditionnels que sont l'Arabie saoudite et les monarchies du Golfe. Quel regard portez-vous, dans ce contexte, sur l'évolution du Printemps arabe? Les révoltes dans le monde arabe ont mis fin à la dictature de tyrans que rien ne semblait pouvoir déboulonner. Elles ont pris des formes diverses. Elles rencontrent des difficultés multiples. Elles ont enclenché des transitions qui seront longues et houleuses. Et elles risquent d'accoucher de régimes moins démocratiques qu'on peut le penser. Il y a, certes, toutes ces incertitudes. Mais il y a quelques certitudes: - un nouveau monde arabe est en train de prendre forme, -une adéquation entre religion, identité et système politique est en construction dans les pays arabes, -la prise de parole a été conquise et ne pourra plus être reprise, -la fin de l'ère postcoloniale a définitivement sonné quoi qu'il arrive de ces pays,r - les répercussions des nouvelles configurations ne seront pas limitées exclusivement au monde arabe..