D'abord, une question : Comment comprendre le revirement de la Troïka, qui a, d'une part, annoncé tambour battant qu'elle rendra public sa feuille de route le 18 Octobre 2012 et d'autre part, à la surprise général, elle a anticipé et en a publié le texte le 13 Octobre 2012 ?! Ce retournement, de dernière minute, n'est certainement pas fortuit ni dépourvu de visées. D'aucuns ont imputé la modification de timing à l'initiative de concertation lancée par l'UGTT. Nul doute qu'il y a de ça, mais derrière ce changement se faufilent des raisons bien plus tactiques, dont notamment l'option de faire avorter l'initiative de l'UGTT et lui tirer le tapis sous les pieds. Donc, ce n'est pas la réunion en tant que telle qui était en ligne de mire, d'autant plus que l'UGTT a fait part de son projet depuis le mois de Juin 2012, l'objectif étant de la faire capoter. La position affichée par Ennahdha et CPR d'en boycotter les travaux s'inscrit dans cette démarche et obéit à ce choix de ne pas laisser l'initiative dans les mains d'autres parties hors de la Troïka. Nida Tounes, tête de turc ou casse-tête chinois La présence de Nida Tounes n'est qu'un prétexte, une fausse piste, un argument détourné pour faire bonne figure et éviter de mécontenter l'UGTT. On ne peut écorcher l'UGTT sans préjudice ou sans se parer, au préalable, d'un alibi devant tenir la route. Excepté les deux sous-traiteurs de service, à savoir la CPR et Ettakatol, qui ont brillé beaucoup plus par leur plate aliénation que par leur alliance critique, Ennahdha a réussi l'insigne prouesse de faire l'unanimité contre lui. La tristement célèbre vidéo de Rached Ghannouchi n'a fait que prononcer les lignes de cassure. Au-delà de la pertinence ou la faisabilité de la requête, le fait que des voix s'élèvent ci et là réclamant la dissolution d'Ennhdha ou le recours en justice contre Rached Ghannouchi montre à quel point le parti Ennahdha est pointé, voire isolé et sur la défensive. Si Nida Tounes, parti légalement constitué, était vraiment la cause, la Troïka aurait pu s'en tenir à son calendrier du 18 Octobre, tout au moins ne pas annoncer sa feuille de route avant le 16 Octobre. D'ailleurs, il aurait été autrement plus rentable, de part et d'autre, si la feuille de route avait été présentée durant le dialogue national. Qu'est ce qui en aurait empêché le trio au pouvoir sinon la volonté de saboter et l'UGTT et sa conférence. Sans vouloir ou plutôt pouvoir prendre une posture frontale à l'égard de l'UGTT, la Troïka a choisi de monter de toutes pièces un motif inconsistant pour torpiller l'initiative dans son ensemble et faire comprendre à tout le monde que c'est la Troïka qui commande et tire les ficelles. Pour revenir un peu à subite virulence à l'encontre de Nida Tounes, il y a bien lieu de se demander pourquoi les pontes d'Ennahdha et de la CPR (pour ne citer que les deux principaux fers de lance) qui n'ont éprouvé aucun embarras auparavant à rencontrer , à composer avec BCE et même à lui trouver un rôle national à sa taille (Sur Wataniya I, avant les élections d'Octobre 2011, Hamadi Jebali , Secrétaire Général d'Ennahdha faut-il le rappeler, était allé même jusqu'à proposer BCE parmi les candidats présidentiables), l'accusent –ils aujourd'hui de tous les maux, en particulier le recyclage du RCD et la reproduction de la dictature déchue ? Les compromis recherchés naguère ont vite volé en éclat sur rochers politiques et partisans. Il est clair que la création de Nida Tounes et notamment sa montée en flèche ont modifié la donne, la perception et le discours. Voilà comment, en un claquement de doigts, l'ancien partenaire est devenu brusquement l'adversaire désigné, honni et combattu par tous les moyens .Donc, il y a un BCE avant Nida Tounes et un BCE après Nida Tounes. Un rendez-vous avec l'histoire délibérément raté Poursuivant son repli sur soi et sa fuite en avant, Ennahdha navigue à vue ramant à contre-courant et multipliant les faux pas. Son choix de boycotter le dialogue national, initié par l'UGTT, n'est pas seulement “une erreur politique“, comme disait Slaheddine Jourchi, à qui on ne peut prêter des velléités franchement anti-Ennahdha, mais également une insondable cécité politique. En manquant sciemment le dialogue national, Ennahdha, au même titre que la CPR d'ailleurs, a raté surtout un grand rendez-vous avec l'histoire et un moment de complicité et d'unisson avec le peuple tunisien. C'était l'occasion de confondre tout le monde et de prouver son idéal consensuel et sa quête de la concorde nationale. Malheureusement, et non moins incompréhensiblement, Ennahdha a préféré jouer sa carte sectaire et afficher le visage hideux de la discorde. Ce qui confirme que le coup est essentiellement contre l'UGTT et non contre Nida Tounes. D'ailleurs, le fait que les membres de la Troïka négocient puis annoncent la feuille de route montre, si besoin est, que les attributions de l'ANC sont confisquée et que celle-ci n'est plus qu'un fantoche aux mains de la Troïka, son antichambre et son bureau d'enregistrement. En effet, il ne revient pas à la Troïka de fixer ou même de proposer la date des élections législatives et présidentielles mais à l'ANC ou à l'Instance Indépendante des Elections. Tout autre intervenant est synonyme d'empiètement et d'expropriation forcée de compétences. Sur un autre plan, en tant que président de tous les tunisiens, censé être fédérateur et inclusif, Moncef Marzouki, agissant en véritable homme d'Etat, respectant sa fonction et l'institution de la présidence, aurait du lancer lui-même le dialogue national. Il ne s'agit pas là de conflit de prérogatives mais de l'intérêt supérieur de la république dont il est, par définition, garant. Peut-être bien qu'il s'estime autrement plus utile à libérer des canaris ou lâcher des couronnes de fleurs au large de Lampedusa.