Journaliste et écrivain, Jean Hatzfeld publie son cinquième opus sur le génocide rwandais, avec pour centre de gravité, cette fois, les enfants des massacrés et des massacreurs. Sur les collines de Nyamata, une nouvelle génération témoigne de son désarroi, prisonnière comme ses ancêtres des rancoeurs et des ressentiments. Entretien. « Tant que je vivrai, je retournerai à Nyamata. Même si je ne comprendrai jamais », a écrit Jean Hatzfeld, auteur de plusieurs livres sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Ce journaliste-écrivain a commencé sa carrière en tant que journaliste sportif au quotidien Libération dans les années 1970, avant de se recycler dans le reportage de guerre. Il a raconté la guerre des Balkans, le Moyen-orient, mais a connu le choc de sa vie au Rwanda où il s'est rendu peu après le génocide. Alors que le drame des réfugiés hutu dans les camps congolais faisait la «une» des journaux à l'époque, Hatzfeld s'est distingué de ses confrères en s'intéressant au silence assourdissant des rescapés qui venait de faire plus d'un million de morts. C'est pour faire entendre la parole des victimes du génocide que le journaliste a publié en 2000 son premier livre, à mi-chemin entre fiction et récit de vie. Dans le nu de la vie est rédigé à partir des témoignages des survivants des tueries de 1994. Auréolé du succès de ce premier livre, Jean Hatzfeld a quitté le journalisme pour se consacrer exclusivement à l'écriture. Son oeuvre compte aujourd'hui une dizaine de titres, dont la moitié dédiée au drame rwandais vu du point de vue des rescapés, mais aussi de celui des tueurs (Une Saison de machettes) et sous l'angle de la réconciliation - impossible - des Hutus et des Tutsis (La Stratégie des antilopes et Englebert des collines). Dernier titre des chroniques rwandaises de Hatzfeld, Un Papa de sang qui vient de paraître en cette rentrée littéraire 2015. L'écrivain reste fidèle à la prose mi-témoignage mi-fiction dont il a fait sa marque de fabrique. Il nous ramène sur les collines de Nyamata où il a situé ses précédents récits et où s'entrecroisent cette fois les propos des enfants des victimes et ceux des enfants de tueurs. Cette deuxième génération de Tutsis et de Hutus rwandais post-génocide continue de vivre dans la peur de l'autre et ne parvient toujours pas à se parler. Hatzfeld raconte les blocages, les silences et les bégaiements des imaginaires en devenir sur lesquels pèse le poids d'un passé lourd de fautes, de peurs et de culpabilités. Comment est née l'idée de ce livre qui donne la parole à la jeunesse rwandaise ? La naissance d'un livre est toujours un peu mystérieuse. L'idée de donner la parole aux jeunes garçons et filles de Nyamata est née récemment. Depuis bientôt quinze ans, je fréquente ce village où j'ai puisé le matériau de mes quatre livres rwandais. La dizaine d'adolescents que j'ai interviewés pour ce nouveau livre ne m'étaient pas totalement inconnus. Ils étaient forcément dans le paysage quand j'allais à Nyamata interroger leurs parents. J'ai vu ces gamins grandir et certains d'entre eux ont même joué sur mes genoux. Il m'arrivait parfois de discuter avec eux. Je savais par ailleurs, surtout par leurs parents, les difficultés qu'ils pouvaient connaître à l'école ou dans leurs relations sociales. Mais l'idée de les faire parler pour les besoins d'un livre ne m'avait même pas effleuré, d'autant que je suis plutôt allergique aux récits de témoignages d'enfants-soldats qui ont fait florès en littérature africaine ces dernières années. Pour tout vous dire, je ne pensais pas que ces enfants pouvaient avoir des choses intéressantes à dire sur des événements qu'ils n'ont pas vécu. Qu'est-ce qui s'est passé pour que vous changiez d'avis ? Le déclic est venu au moment des commémorations du vingtième anniversaire du génocide. Je me souviens d'avoir vu passer à cette occasion de nombreux reportages dans les médias sur la jeunesse rwandaise, annonçant la fin des ethnies. On parlait à longueur d'articles du nouveau Rwanda qui était en train de naître. Les jeunes entrepreneurs de Kigali disaient vouloir tourner la page des conflits interethniques. Il est vrai que les jeunes de la capitale sont différents des jeunes que j'ai pu rencontrer à la campagne. Toujours est-il que j'ai été prodigieusement agacé par leurs proclamations à l'emporte-pièce qui ne correspondaient pas à la réalité profonde de ce pays bruissant de rancoeurs et de ressentiments, tel que j'ai pu le découvrir en faisant du terrain pour mes livres. Les jeunes que je croisais à Nyamata me disaient en fait tout le contraire de ce que j'ai pu lire dans les reportages. Je pense que c'est de la frustration que j'ai ressentie en parcourant les articles de presse sur le « nouveau Rwanda » qu'est née l'idée de faire un livre sur la génération montante. Quel est le thème de ce livre ? Le traumatisme des jeunes ? Leur mal-vivre ? Je n'utilise pas le terme de « traumatisme », car il a des connotations médicales. J'ai surtout essayé de comprendre l'impact de l'héritage du génocide sur le vécu des jeunes au quotidien, sur le processus de leur structuration psychique. Ces enfants ont grandi sans père ou sans mère ou parfois sans aucun des deux, parce que ceux-ci ont été tués pendant le génocide ou parce que les gacaca, soit les tribunaux collectifs que le gouvernement a mis en place pour accélérer les procès des génocidaires, ont condamné les parents tueurs, surtout le père, à des peines de prison. Les enfants des tueurs ont dû se construire dans le tiraillement entre allégéance et rejet. Les crachats, les insultes dont ils font parfois l'objet sur le chemin de l'école, leur rappellent qu'ils vont devoir vivre avec le poids du crime commis par leurs pères, mais ils ne peuvent pas pour autant rejeter leur père totalement. Leur souffrance est d'autant plus grande qu'ils ne peuvent pas parler en famille des crimes du passé et doivent vivre avec les rumeurs et les racontars. Quant aux enfants des familles tutsis, ils sont condamnés à se construire avec le manque des proches disparus et le chagrin du parent rescapé. Qu'ils soient Tutsis ou Hutus, lors des conversations que j'ai eues avec eux, ils parlent inévitablement beaucoup de leur père, du « papa de sang », mais aussi de leur mère. Ce qui fait que ce livre est aussi un livre sur les parents, comme le suggère le titre. Les enfants tutsis que vous avez interrogés paraissent plus épanouis que les fils ou les filles des familles hutues. Je dirais qu'ils sont plus sereins, et plus confiants dans l'avenir. En tant qu'enfants de victimes, ils ont un passé familial plus facile à assumer. Par ailleurs, ils ont pu souvent aborder avec leurs parents les causes de l'absence des proches disparus et clarifier leurs doutes et leurs interrogations sur les événements de 1994. C'est plus compliqué dans les familles hutus où le papa est un sujet tabou. Dans ces familles, les enfants vivent constamment dans une atmosphère de mensonges, de silences et de non-dits, ce qui n'est pas propice à l'épanouissement. Quand, au retour de l'école, les enfants hutus demandent à leur mère pourquoi ils se font insulter régulièrement dans la rue, pourquoi on les pointe du doigt, les mères ne peuvent pas expliquer. Sans doute par loyauté envers le mari qui a tué, mais aussi de peur d'abîmer psychiquement les enfants qui ne peuvent rejeter le père impunément. C'est un drame, qui conduira peut-être plus tard à des traumatismes graves. Je ne peux pas en juger car je ne suis pas psychiatre, mais un humble sondeur d'âmes. S'il fallait résumer votre livre en une phrase, pourrait-on dire que vingt ans après le génocide, les jeunes tutsis et hutus ne peuvent toujours pas envisager un avenir commun ? C'est un constat qui m'a particulièrement bouleversé. Je ne dis pas que ce ne sera pas possible demain, mais aujourd'hui c'est impossible. Les jeunes Hutus et les jeunes Tutsis peuvent aller à l'école ensemble, jouer dans la même équipe de football, chanter dans une même chorale, mais ils ne peuvent pas se réunir pour parler ensemble de cette « gêne » lancinante que représente le passé pour eux. Certains d'entre eux m'ont dit qu'ils peuvent très bien tomber amoureux ou amoureuse d'une personne de l'ethnie d'en face, mais il n'est pas question de se marier avec elle. Les Tutsis estiment que ce serait « irrespectueux » envers leurs parents qui ont vécu le génocide. Je suis de ceux qui pensent que quand deux jeunes ne peuvent pas envisager un avenir amoureux ensemble, il y a un vrai problème. Vous comprenez maintenant pourquoi les reportages optimistes à l'occasion du vingtième anniversaire du génocide m'ont si prodigieusement énervé ! Avec ce cinquième livre sur le génocide au Rwanda, avez-vous l'impression d'avoir fait le tour de la question ? Pas du tout. Le mystère de l'extermination ne peut être épuisé en cinq livres. J'ai eu beaucoup de chance jusqu'ici d'avoir trouvé les angles au fur et à mesure que j'avançais dans mon exploration du sujet. Je ne sais pas si la chance continuera à me sourire, mais ce dont je suis sûr c'est que je retournerai encore à Nyamata, ne serait-ce que pour suivre l'évolution de mes personnages dans la vie réelle. C'est une expérience sans fin.