Depuis près de deux ans, les Tunisiens se trouvent confrontés à un problème complètement étranger aux revendications populaires scandées à la chute de Ben Ali. Des voix s'élèvent alternativement pour appeler au remplacement du drapeau national par un autre qui porte l'allusion franche à l'identité islamique de notre pays. En fait, et il faut dire les choses sans détours, ce sont des leaders ou des partisans de mouvements salafistes tunisiens qui tiennent à cette doléance heureusement impopulaire. Ces derniers jours, et à l'occasion de la Fête de la République, les militants démocrates opposés à la « talibanisation » de la Tunisie mènent- sur Face Book et à travers une ou deux chaînes de télévision privées- une campagne enfiévrée pour imposer le maintien et la pérennité du drapeau tunisien tel qu'il se présente depuis près de deux siècles, avec ses mêmes couleurs et ses mêmes motifs allégoriques. On croyait la polémique dépassée, mais voilà qu'un constituant de l'A.N.C. revient récemment à la charge et fait part de son souhait de voir ce symbole modifié. Retouches proposées : comme attendu une inscription renvoyant à l'Islam et quelques nuances apparentées ! Du coup, le débat se trouve relancé autour de ce drapeau que les Tunisiens d'avant la Révolution n'ont jamais autant évoqué ni autant défendu (ou contesté). Pour le drapeau, contre le Destour ! Il y a vraiment chez nous une bataille du drapeau qui sous-tend en vérité le combat pour le maintien de la nature civile et démocratique de la République, contre le projet d'un régime théocratique préconisé par les courants islamistes extrémistes et de temps à autre par Ennahdha qui se dit par ailleurs parti modéré et ouvert à la modernité. Mais la récente campagne en faveur du drapeau national est en même temps dirigée contre le brouillon de Constitution que l'on discute encore au siège de l'A.N.C.. Les détracteurs de ce projet sont convaincus que l'actuelle version, même revisitée et remaniée, reste insidieuse et laisse encore planer de sérieuses menaces sur le caractère civil du régime et également sur les libertés et les droits fondamentaux du citoyen. Du côté d'Ennahdha et de la Troïka, on s'obstine à défendre ce brouillon du Destour et à le laver de tout soupçon. Certains dirigeants des partis alliés ou de l'Opposition les soutiennent dans leur plaidoyer plus ou moins convaincant. On notera au passage que la manifestation pour la défense du drapeau national, prévue ce jeudi 25 juillet 2013, n'est parrainée officiellement par aucun des partis hostiles au Destour en préparation, ceux notamment qui ont appelé à la dissolution de l'Assemblée Constituante et à la destitution de la Troïka. En effet, ni Nida Tounès ni le Front Populaire ne se disent solidaires de cette action en faveur du drapeau. Mais à notre avis, leurs leaders n'en pensent pas moins. Désenchantement Après-demain donc, la « société civile » ne brandirait pas les bannières partisanes. Seules les couleurs nationales seraient à l'honneur. Attendons de voir ! Mais en même temps, nous soupçonnons l'élan fédérateur de jeudi prochain de receler un message à l'adresse de tous les partis politiques et plus particulièrement à l'intention de l'Opposition. Le crédit de celle-ci est en nette baisse auprès de ses propres partisans et sympathisants. Dimanche soir, nous avons lu plusieurs commentaires sur divers réseaux sociaux et dans certains journaux électroniques, qui assimilent l'Opposition actuelle à celle purement décorative que le régime de Ben Ali reconnaissait. On y critique aussi et sur le ton le plus acerbe les représentants des associations invités dernièrement à un dîner présidentiel au Palais de Carthage. Le désenchantement est bien réel- même s'il reste relatif- parmi les foules soucieuses de préserver et d'enrichir les acquis progressistes et modernistes de la Tunisie. Dans le combat mené aux forces rétrogrades, les partis de l'Opposition démocrate ont montré leurs limites. Pire, on les soupçonne aujourd'hui de ménager leurs adversaires et même de contribuer diversement à leur maintien au pouvoir. Après l'euphorique « semaine égyptienne », notre Gauche est de nouveau divisée et sur la défensive. Le nouveau round de « Dialogue National » prôné par l'UGTT risque de l'obliger à ramollir davantage ses positions. Nida Tounès qui pose ses conditions pour y participer pourrait quant à lui ne pas disposer des moyens ni du soutien à même de l'aider à imposer ces conditions. D'ailleurs, les ennuis du parti de Bajbouj reprennent à propos de la tenue et de la sécurisation de ses meetings. Le dernier en date, organisé à Akouda, n'a pas manqué de défrayer la chronique. Blocage double En somme, la crise égyptienne n'aura finalement eu qu'un effet de pétard sur la scène politique tunisienne ! « Plus de peur que de mal », diraient les hommes de la Troïka. En tout cas, ces derniers n'ont rien à craindre de la manifestation de ce jeudi. Au contraire, ils s'en réjouissent d'avance à coup sûr : après une semaine chaude pour leur « légitimité », voilà que la « société civile » tourne cette page, et remet à l'ordre le vieux conflit autour du drapeau national. Et si la manifestation tournait au fiasco ?! Avec la canicule ambiante, l'impact du jeûne et l'absence de véritable encadreur, cette manifestation risque en effet de ne pas drainer grand monde, même si elle se tenait le soir. Nous craignons par ailleurs que l'appel citoyen à orner les maisons et les locaux des particuliers avec le drapeau national ne soit suivi que par une minorité de citadins. A notre avis, comme notre Gauche, la mobilisation via les réseaux sociaux est en train de montrer ses limites sous nos cieux. Ne nous cachons pas la face, la plupart des manifestations déclenchées dernièrement sur ces réseaux ont lamentablement échoué. Chez nous, Face Book reste certes un excellent support de propagande et de contre propagande. Quant à pousser ses adeptes à quitter leurs fauteuils pour militer dans la rue, comme ce fut le cas immédiatement après la Révolution et les élections d'octobre 2011…, il y a lieu aujourd'hui d'émettre quelques doutes sur les vertus mobilisatrices de la cybernétique tunisienne version 2013. Ça donne l'air de coincer ! Que faire dans ce cas, lorsque la Gauche réelle et l'Opposition virtuelle coincent en même temps ?