L'assassinat d'un militant de l'opposition de gauche en Tunisie met le pays en émoi et dans un état de tension extrême. S'il paraît léger de rendre le mouvement Ennahdha responsable direct de ce crime, il n'est pas exagéré de dire qu'il est responsable de «n'avoir rien fait», pour reprendre la formule de l'avocate Radhia Nasraoui. Responsable de ne pas avoir été ferme dans l'application stricte de la loi à l'égard de ceux qui ont recours à la violence. Et les nervis salafistes ont clairement manifesté, bien avant l'attaque de l'ambassade US à Tunis qui semble avoir décillé les yeux d'Ennahda, leur envie d'en découdre. Et il est responsable de ne pas avoir réagi sans équivoque à la démarche perverse de l'instrumentalisation politique de la religion à coups de citations tronquées et de référence approximative. Un responsable politique ne peut ignorer qu'il s'agit d'un discours primaire qui peut être reçu de manière primaire et primitive. C'est un discours qui génère de la violence et comme tel, il doit être combattu. Sans hésitation. Ceux qui dégainent des fatwas pour les meurtres ne s'embarrassent de rien. Alors que l'assassinat de Chokri Belaïd met en ébullition la Tunisie et suscite une inquiétude générale pour l'avenir de la transition démocratique, un imam salafiste égyptien, brandissant un recueil de Hadith, a expliqué froidement que les dirigeants de l'opposition égyptienne méritent, «d'un point de vue légal» d'être tués. Un appel au meurtre en bonne et due forme balancé en direct sur une chaîne de télévision salafiste, mollement contredit par des participants qui soulignaient que la peine de mort est une affaire de juges, qui fait froid dans le dos. Mohamed ElBaradei et Hamdeen Sabahi, coupables de réclamer des présidentielles anticipées et donc de «désobéir» au gouvernant, sont particulièrement visés par la fatwa de la mort. Aux yeux de cet obscur «cheikh» qui répond au nom de Mahmoud Chaabane, ces deux hommes «veulent des présidentielles anticipées et veulent faire tomber le président (Morsi)» et ils ne «cherchent pas l'intérêt général mais le koursi». L'assassinat de Chokri Belaïd a mis en relief le caractère particulièrement sinistre de cet appel au meurtre balancé sur un ton presque badin par un présumé enseignant de «ilm al kalam» (littéralement la science des mots !). Les réactions ont été immédiates. Même Mohamed Morsi qui était censé être le bénéficiaire de cette fatwa meurtrière a réagi avec vigueur. La présidence égyptienne a affirmé son «rejet total des discours de haine qui prétendent faussement s'appuyer sur la religion et avec lesquels la religion n'a rien à voir. Elle appelle toutes les forces de la nation, les institutions religieuses et les personnalités du monde intellectuel à présenter un front uni face à ces propos inacceptables et ces incitations à la haine». Les Frères musulmans sont dans la même veine. Mais cela suffit-il ? Les islamistes qui se veulent «modernes» ou «modérés» et donc qui sont présumés admettre les différences d'idées et de programmes ont souvent tendance à minimiser l'impact des fFatwas meurtrières qui sont énoncées dans les mosquées ou, de plus en plus, sur les plateaux de TV ou sur internet. Avoir un rôle politique, aspirer à gouverner et à diriger implique que l'on ne se défausse pas de ses responsabilités. Ces religieux frustres formés à l'école wahhabite qui font une lecture absurde des textes religieux s'adressent à un public dont une partie, pour des raisons diverses, est particulièrement réceptive. Et pourrait le traduire en acte. Faire preuve de complaisance à l'égard de ceux qui sont systématiquement en état de haine contre les «autres», ceux qui pensent différemment, les femmes qui ne s'habillent pas comme ils le veulent, est disqualifiant. D'autant que ces courants sont devenus depuis deux décennies le cheval de Troie des implications extérieures directes dans les affaires des pays. C'est à leur comportement à l'égard des fatwas tueuses et de leurs auteurs que ceux qui prétendent être des démocrates-islamiques comme ailleurs d'autres sont des démocrates-chrétiens seront jugés.
Observateur Meurtre de Chokri Belaïd : la Tunisie, une révolution dans la Révolution Certes le printemps arabe a accouché d'un hiver très rude. Mais des signes de changements existent. Qui aurait imaginé qu'après l'assassinat de l'un des leurs, toute la Tunisie descendrait dans la rue en criant «Le peuple veut une nouvelle révolution» ? Que les manifestants reprendraient leur slogan «dégage, dégage», leur cri de ralliement de la révolution de 2011, mais cette fois contre le pouvoir issu de cette même révolution ? Qui aurait pensé qu'en Egypte le président Morsi, confronté à ses premiers échecs, incapable de relancer une économie avec un chômage galopant, devrait mendier auprès du Qatar et, face à sa volonté de faire passer en force une Constitution, devrait face à la contestation décréter l'état d'urgence ? Tous unis en un seul bloc Qu'ils soient laïcs, religieux, de gauche, de droite, partisans de l'ancien régime, libéraux, ils se sont tous unis en un seul bloc pour s'opposer à la confiscation du pouvoir. Mais qu'est-ce qui a changé en dehors de cet air de liberté qui y flotte ? Si on a enregistré des cas assassinats, de tortures et de violences sexuelles de la part de la police égyptienne, qui aurait imaginé que certaines de ces femmes rompraient le tabou, comme Hania Moheeb qui a trouvé le courage de témoigner à la télévision en compagnie de son mari ? Et même en Arabie Saoudite où le rigorisme machiste trône le roi ne vient-il pas de nommer 30 femmes au conseil de Choura ? Et la Syrie, direz-vous ? Sans les premiers mouvements au Maghreb, les Syriens ne se seraient jamais soulevés, même si aujourd'hui la crise a été instrumentalisée, aiguisant l'appétit d'Al-Qaïda.C'est qu'une révolution ça explose puis ça ralentit, ça connaît des tours et des détours. Le monde arabe revient de loin Nous avons mis 82 ans, avec une période de vraie terreur, deux coups d'Etat et des restaurations avant d'imposer cette troisième république. La monarchie absolue anglaise est devenue constitutionnelle après 60 ans de tourments et une guerre civile. Les Etats-Unis ont mis 15 ans pour se débarrasser de la couronne britannique. Les révolutions de velours d'Europe de l'est sont restées inachevées. Le monde arabe, lui, revient d'encore plus loin : il est passé du colonialisme ottoman à des dictatures autochtones. Mais même le chaos libyen ne doit pas nous faire regretter le boucher Kadhafi, lorsqu'on a vu des milliers de personnes attaquer les islamistes coupables d'avoir assassiné l'ambassadeur américain lors de l'attaque du consulat de Benghazi ? L'enjeu est partout le même : entre l'islam obscurantisme et celui habituellement pratiqué dans ces pays. Ce n'est pas un hasard si le mufti de Tunisie a pris position contre l'emprise de cet islam wahhabite qui déferle sur le Maghreb, fort de ses pétrodollars.