Les initiatives concernant la justice transitionnelle n'ont pas l'air de s'essouffler et continuent de plus belle en Tunisie. Des concertations sont engagées entre avocats, experts étrangers et militants des Droits de l'Homme, mais rarement avec les victimes de tortures, emprisonnements et autres violations sous la dictature. Toutefois, l'association Liberté et Développement Regueb avec l'appui de Freedom House, a fait l'exception, hier en commençant par faire parler les victimes pour les associer au processus de la Justice transitionnelle. Les témoignages de représentants des victimes appartenant à plusieurs générations ne laissaient pas indifférent par leurs caractères émouvants. Kaddour Ben Charaïet, originaire de Bizerte, ancien prisonnier suite à la tentative de complot de 1962, a adressé un message à tous les dictateurs, pour leur dire en substance que « les jours sont longs » et qu'ils ne « doivent pas se leurrer». Salah Hachem, militant des Droits de l'Homme, de l'association Liberté-Equité, ancien militant d'Amnesty International et un des fondateurs de la Ligue des Droits de l'Homme à Sousse, a déclaré : « J'ai retenu de la dictature et de la période postrévolutionnaire que le militant est une bougie qui éclaire le chemin pour les autres». Abdedaiem Ettoumi, de l'association tunisienne de soutien des prisonniers politiques dira que « la mauvaise période et les souffrances subies par le peuple devraient servir d'opportunité à saisir par les prochaines générations. Il faut élargir les points communs et limiter au strict minimum les points de divergences pour dépasser l'étape actuelle. L'avenir est nécessairement meilleur que le passé. Le temps passe vite et le monde avance rapidement ». La dignité suppose la réhabilitation Ezzeddine Ben Askar de l'association Karama, rappelle une citation d'El Jahedh, selon laquelle « l'homme est un animal souriant » et précise qu'avec le sourire il avait déstabilisé ses tortionnaires. Toute action entreprise aujourd'hui, vise l'avenir, car « une larme versée ne revient jamais à l'œil ». Fethi Zabâar, Directeur de Freedom House Tunisie, précise que les voix des victimes sont là pour éviter que les violations et les atteintes aux Droits de l'Homme se répètent. Elles doivent être au cœur de la justice transitionnelle. Elles appartiennent à différentes régions du pays et à plusieurs époques historiques. Fethi Ammouri, président de l'association « Liberté et Développement », rappelle que son association est née à Regueb, une ville qui a beaucoup donné à la Révolution de la Dignité avant le pain. « La dignité suppose la réhabilitation des victimes de la dictature et le non-retour au passé ». Pour atteindre le stade de la liberté effective, il faudra se débarrasser des blocages du passé. La participation des victimes au processus de justice transitionnelle est une condition fondamentale pour la réussite de ce processus. Il précise avec pertinence qu'il « ne faut pas se libérer des geôles de la dictature pour intégrer les geôles de la haine ». Une opportunité historique existe, pour faire participer toutes les parties, la société civile et les régions intérieures. « Il faut trouver une formule tunisienne pour la Justice transitionnelle ». Une nouvelle lecture d'une page noire Mohsen Sahbani, chargé du dossier de la Justice transitionnelle au sein du ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, affirme qu'il s'agit d'un dossier prioritaire. Au moment de la création du ministère, certaines appréhensions ont été exprimées par la société civile. L'approche du ministère, repose sur le fait que le dossier n'intéresse pas uniquement une seule partie. Il concerne aussi le Gouvernement qui a pris la décision politique engageant ce processus. L'Assemblée nationale constituante est à son tour impliquée et doit promulguer une loi concernant ce processus. Il intéresse aussi la société civile et les victimes de la dictature qui sont la colonne vertébrale de la Justice transitionnelle. Une page pénible de l'histoire du pays a été lue de façon unilatérale où les héros étaient considérés comme des criminels. « Pour ne pas échouer dans la transition démocratique, il faut une nouvelle lecture de cette page. Une unanimité s'est dégagée pour que cette lecture couvre toute la période séparant les deux Constituantes. Plusieurs experts étrangers considèrent que les possibilités de réussite sont réelles. Le ministère a opté pour une vision participative et consensuelle », dit-il. Une conférence nationale sera organisée au mois d'Avril prochain pour lancer un débat national sur la question pour définir une conception tunisienne de la Justice transitionnelle. Le conférencier rappelle que deux éléments font l'originalité de l'expérience tunisienne. Au lendemain de la Révolution, il n'y a pas eu des actes de pendaison pour se venger des bourreaux. En plus les victimes de la dictature se sont regroupées dans des associations qui les encadrent et en font une force de proposition. Au ministère, les victimes de la dictature sont considérées comme l'élément le plus important pour la réussite de la justice transitionnelle. Bilan annuel des libertés D'ailleurs, l'idée de la rencontre d'hier fait suite à une initiative des victimes, elles-mêmes. Lisa Davis, experte des affaires juridiques internationales à Freedom House, commence par citer un ancien prisonnier politique en Tchécoslovaquie Vaclav Havel, devenu président, qui avait dit peu de temps après la Révolution du velours :»Nous sommes maintenant entrés dans le tunnel à la fin de la lumière ». Elle rappelle que Fredon House a été créée en 1941 par Roosevelt pour soutenir la Démocratie à travers le monde. Depuis 1976, cette association dresse un bilan annuel des libertés dans le monde, dans lequel la Tunisie n'était guère brillante et était mal classée durant des décennies. « Contre toute attente, tout a changé en 2011 », dit-elle. Elle appuie la participation des victimes dans le processus de justice transitionnelle et rend hommage à la position du ministère dans ce domaine. Elle rappelle que la démocratie, repose essentiellement sur le respect de la loi. L'action de la société civile est très importante. Plusieurs rencontres ont été organisées en Tunisie sur les mécanismes de la transition démocratique dans le monde. Il a été question du travail de la Commission d'investigation, de vérité, de réconciliation, de compensations, de procès équitables, de mise à niveau du corps sécuritaire et de la justice et de mémoire…L'apport des victimes est essentiel. Les Nations-Unies considèrent depuis 2010, que « toute transition démocratique réussie place les victimes de la dictature dans une position centrale ». La compensation est nécessaire pour que les violations ne se répètent plus. « Le processus doit être juste couvrir tous les intéressés », dit la conférencière, en ajoutant qu'une société démocratique reconnait son passé pour pouvoir avancer. Nobel ne disait-il pas : « S'il y a quelque chose à reconnaître c'est bien le passé ». Pour réussir de telles initiatives, les associations de victimes doivent travailler de concert.