Comme les guerres, les révolutions laissent des séquelles parfois insurmontables. Pendant l'Aïd, on a vu comment les familles de certains martyrs ont vécu douloureusement l'absence de leurs enfants tués dans les émeutes. Les indemnisations qui leur ont été octroyées n'ont pas pu panser leurs blessures et celles-ci refusent de cicatriser tant que justice n'a pas été faite contre les assassins des martyrs. Mais tout le monde sait que les victimes de la révolution ne sont pas toutes mortes: les martyrs vivants sont de loin plus nombreux. Beaucoup d'entre eux ont été encore plus meurtris durant la présente période de transition démocratique. Puristes, idéalistes, rêveurs honnêtes, personnes très sensibles, bonnes gens qui souhaitaient de voir le pays changer effectivement vers le meilleur, tout ce monde, pourtant optimiste au lendemain du 14 janvier, ne compte aujourd'hui que des citoyens déçus, désenchantés, déprimés, presque désengagés sinon au bord de l'abattement et du désespoir. Un ami psychiatre nous a confié que, depuis mars dernier, il a reçu une vingtaine de patients, jeunes et moins jeunes, de sexe masculin en majorité, et assez cultivés, qui étaient venus consulter pour une forme de dépression très liée à leurs déboires d'après –révolution. Selon lui, ces « malades » de la période transitoire n'ont pas pu admettre la tournure très terre à terre que la Révolution a prise. Ils n'ont pas su s'adapter aux réalités médiocres amenées par le changement. Celui-ci est à leurs yeux très en deçà de leurs espérances. Leur idéal a été dans une large mesure souillé par des faits et des méfaits qu'ils n'avaient pas prévus. Et plus la nouvelle réalité leur paraissait laide, plus ils déprimaient. Tout en noir ! Notre psychiatre révèle que cinq de ces patients avaient été sérieusement tentés par des projets de suicides. D'autres réactions non moins pathologiques ont été constatées : tabagisme et alcoolisme accentués, renfermement sur soi, provocations de tensions dans l'entourage familial ou professionnel qui débouchent parfois sur des envies de meurtre, méfiance généralisée et sentiment de persécution, irascibilité exacerbée, négligences au travail, laisser-aller au niveau de l'hygiène et de l'habillement, envie de s'exiler n'importe où en dehors de nos territoires, anorexie, insomnies et cauchemars fréquents, troubles de l'érection et perte sensible des envies sexuelles, étranges irritations cutanées, maux de tête, douleurs gastriques lancinantes et fréquentes nausées. L'un des malades ne supportait plus de regarder les informations à la télé et n'achetait plus de journaux. Un autre patient dit être horripilé par la vue de certains membres du gouvernement provisoire, de certains chefs de partis politiques et des policiers en uniforme. Quand on leur demande ce qui ne leur plaît pas dans l'actualité postrévolutionnaire, ces malades citent presque de concert, l'anarchie sociale, l'incivisme, les débordements sécuritaires, les révélations sur la corruption sous le régime déchu, l'enlaidissement urbain et surtout les signes annonçant un possible retour à la case départ. En effet, chez la plupart des patients, la peur de l'échec de la révolution et de la transition démocratique les étrangle en permanence. Notre ami docteur rapporte que l'un des malades voyait dans chaque initiative ou mesure du gouvernement provisoire un « complot » contre la Révolution. Pour lui, les Français et les Américains sont derrière toutes les décisions officielles. Des traîtres tunisiens leur facilitent la tâche, pense-t-il. Il a pris également en horreur les responsables de l'UGTT et tous les grévistes capricieux et profiteurs. Le mal et son remède Devant de tels cas, que faut-il prescrire comme remède? « Des antidépresseurs légers, répond notre psychiatre. Surtout pas de drogues puissantes, nous avons à faire à des malades passagers dont les affections restent tout de même curables. Leur guérison tient aussi à leur force de caractère et à la contribution de leur entourage : en famille, avec les amis et les collègues une certaine assistance psychologique permanente leur est très profitable. Je conseille à mes patients le repos et le sommeil, mais également beaucoup de divertissement. Je leur demande de se confier à quelqu'un de sûr, de s'épancher dans des écrits personnels parce qu'il faut d'abord évacuer la charge agressive et le dépit intérieur dont le refoulement est néfaste pour la santé physique et morale du patient. D'ailleurs certains d'entre eux m'ont rapporté des textes qu'ils ont écrits dans leurs moments difficiles. Cette production est digne d'une bonne psychanalyse et elle éclaire le médecin sur une partie de la pathologie du malade. En plus de l'écriture, j'ai recommandé l'adhésion à des associations et à des organisations non gouvernementales, mais là, je me suis heurté dans certains cas à une farouche opposition de la part des malades concernés lesquels jetaient le discrédit sur toutes ces institutions. L'engagement au profit d'une bonne action sociale ou humanitaire est pourtant bénéfique pour tous ces patients : ils ne doivent pas désespérer de tout. Je dois tout de même reconnaître qu'en ce moment, les structures dans lesquelles on peut agir (partis ou associations) vivent elles-mêmes dans des tensions extrêmes qui risquent d'assombrir un peu plus le décor autour de mes patients. Est-ce une raison pour s'abandonner à la négativité totale ? Cela ferait l'affaire de ceux qui ne veulent pas le bien à ce pays. A ce propos, mes malades sont conscients de leur négativité et en venant consulter, ils attendent une proposition positive de ma part. Ils savent parfaitement que ce n'est pas une bonne chose de voir tout en noir. J'essaie alors de leur tendre ce bout d'espoir auquel ils peuvent s'accrocher. Cela dit, et j'insiste là-dessus, le malade doit réagir moins sentimentalement, moins fébrilement à l'actualité du pays et du monde. Il doit gagner en réalisme et en patience. Sans cela, il sombrerait dans une démence fatale pour lui, pour son entourage immédiat et d'une certaine manière pour la société entière. »