Durant les deux premiers mois de la Révolution, on a beaucoup parlé de «développement régional», d'«équilibre régional», de «promotion des régions défavorisées», de «projets à l'intérieur du pays », de « nouvelles approches socio-économiques en vue d'un développement équitable des régions ». L'intérêt des ministres des trois gouvernements provisoires s'était concentré lui aussi sur ce dossier ; dans les discours comme dans les initiatives, on a accordé beaucoup d'importance à la nécessité de réparer les injustices dont les gouvernorats déshérités firent longtemps les frais. Les chefs de nos partis politiques se rappelèrent à leur tour que la Tunisie comptait d'autres villes que la capitale et les mégapoles côtières. Ils se rendirent alors dans des coins naguère oubliés, soustraits de la répartition des richesses, et quasiment rayés de leur mémoire géographique. Certes, l'accueil qui leur fut réservé dans ces contrées ne fut pas toujours des plus chaleureux, mais c'était quand même mieux pour ces « opposants » que de persévérer dans leur amnésie d'antan. La télévision (chaînes publiques et privées confondues) daigna enfin envoyer ses caméras un peu plus loin que le littoral-est et diffusa des spots touristiques inédits célébrant les splendeurs de Siliana, du Kef, de Jendouba, de Kasserine, de Gafsa et de Sidi Bouzid. Les investisseurs occidentaux se détournèrent eux aussi le temps d'une Révolution, des villes côtières et promirent de contribuer à promouvoir les régions déshéritées. Le Budget de l'Etat fut même réparti autrement pour bénéficier à 14 gouvernorats laissés pour compte aussi bien sous Ben Ali que du temps de Bourguiba. Il n'y a pas jusqu'aux citoyens qui se mirent de leur côté à s'intéresser aux communes et aux localités tunisiennes les plus reculées : ils organisèrent des caravanes de soutien successives en direction de ces zones de l'ombre ; parfois même ils s'y rendirent par curiosité, juste pour la découverte, en touriste quoi ! Nous avions par ailleurs entendu un peu partout des discours plutôt rassurants quant à une nouvelle mobilité en sens inverse des hommes et des capitaux : désormais, disait-on, on dirigera l'intérêt vers la moitié oubliée du pays. Des médecins « tunisois » nous ont exprimé leur désir d'aller travailler dans les hôpitaux de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Kébili et de Tataouine ; des fonctionnaires de l'Etat jurèrent de ne plus refuser d'affectation dans les villes du Centre et du Sud-Ouest. Certains enseignants de l'intérieur promirent de ne plus harceler leur ministère ni leur syndicat afin d'obtenir une mutation pour Sousse, Sfax, Nabeul, Tunis ou Bizerte.
Le nouvel ordre des priorités
Aujourd'hui cependant, l'engouement pour ces régions semble faiblir quelque peu (comme lorsqu'il s'agit d'une mode furtive) et le développement équitable des gouvernorats préoccupe de moins en moins nos opposants et nos organisations de la société civile. Même le gouvernement donne l'air d'avoir d'autres chats à fouetter. Certains habitants des gouvernorats délaissés se demandent du coup s'ils ne viennent pas de vivre un beau songe dont il leur faut maintenant se réveiller. En effet, les questions qui prennent désormais de l'intérêt dans les discussions de rue, dans les débats télévisés, sur les colonnes des journaux, au sein des nouveaux partis politiques, dans les forums organisés un peu partout et plus particulièrement à Tunis, dans tous ces milieux donc on se focalise davantage sur des sujets très différents tels le multipartisme, le mode de scrutin aux prochaines élections, la lutte contre les extrémismes, la citoyenneté, la laïcité, la préservation des acquis du Code du Statut Personnel. Dimanche dernier, nous avons participé au meeting organisé au Palais des Congrès en vue de signer La Charte Citoyenne. Ce rassemblement visait à favoriser un consensus national autour d'un ensemble de principes civiques qui engagent à l'avenir gouvernants et gouvernés et qui contribuent à l'édification d'une authentique société civile tunisienne. Cette Charte est présentée en 16 points dont les dix premiers ont trait surtout à la souveraineté du pays, à son régime républicain, à la séparation des pouvoirs, aux libertés individuelles et de culte et à la démocratie. Pour y trouver une allusion explicite au « développement équitable » des régions, il faut aller au 16ème point, entendez au dernier, qui appelle à « la reconnaissance et à la protection du droit de toutes les régions à un développement équitable et du droit de tous à un environnement sain. » Au cours de ce même meeting, des adhérents du Parti Socialiste de Gauche distribuèrent leur manifeste en faveur d'un « Contrat républicain ». Cet appel est formulé en 10 points et l'on vous laisse deviner le rang qu'y occupent la « répartition équitable des richesses » et « l'équilibre régional ». C'est cela, vous avez compris ! On n'en parle qu'aux deux dernières lignes du texte ! Faut-il en déduire que le développement régional soit le dernier des soucis qui taraudent les dirigeants et les adhérents du PSG ainsi que les initiateurs de la Charte Citoyenne? D'autres que nous n'auraient pas hésité à le penser. Signalons aussi que le même jour, nous reçûmes un SMS de la part d'un illustre inconnu de la scène politique lequel « compte créer une association sérieuse pour lutter contre l'extrémisme religieux au sens large du terme… ».
Jamais deux (dictatures) sans trois ?
Il est désormais de plus en plus évident qu'on s'écarte chaque jour un peu plus des premières revendications à l'origine de la Révolution. Une élite de bourgeois et de petit-bourgeois tend à s'approprier et les acquis et les ambitions de cette Révolution. Elle en oublie, du moins elle en occulte certains objectifs primordiaux, qui malheureusement ne le sont pas pour elle. Nous ne nions pas qu'il faille tout faire pour ne pas avoir à subir une nouvelle dictature ; mais de là à reléguer au tout dernier plan, la répartition équitable des richesses tunisiennes entre les citoyens et les régions, il y a tout lieu de craindre quelque régime tout aussi inique que la dictature !! Badreddine BEN HENDA