Quel avenir pour les relations entre la France et le Maghreb ? Des éléments de réponse tirés d'un rapport réalisé récemment dans l'Hexagone par un groupe d'anciens diplomates et d'analystes indépendants. Pour la France, le Maghreb est la partie du monde arabe et du bassin méditerranéen qui est la plus proche et avec laquelle elle a développé les relations les plus intenses et familières. Cette partie du monde est aussi, paradoxalement, l'une des plus absentes dans sa réflexion stratégique. La France n'a plus, en effet, comme au temps du Général de Gaulle, une vision précise de ce qui fait l'originalité, la constance et la force de son rapport avec le Maghreb. C'est comme si elle a laissé s'effriter, au cours des vingt dernières années, la priorité qui le lie naturellement au Maghreb. C'est, en tout cas, ce qu'affirment les auteurs d'un récent rapport intitulé «Maghreb – Moyen-Orient: Contribution pour une politique volontariste de la France», diffusé depuis le 23 avril dernier dans les cercles du pouvoir en France. Ce «Rapport Avicenne», du nom du médecin, philosophe et mystique arabo-islamique d'origine iranienne (980 – 1037), a été réalisé, à la veille de l'élection présidentielle française, par un groupe de réflexion qui a réuni chercheurs et diplomates ayant été impliqués, depuis de nombreuses années, dans les relations entre la France et les pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient et appartenant à des sensibilités politiques différentes. Leur point commun est leur conviction que la France se doit d'entretenir des relations politiques, économiques et culturelles fortes avec les pays de cette région qui s'étend du Maroc au Pakistan, «une région «bloquée politiquement, socialement et économiquement», mais également «une zone particulièrement sensible où Paris a des intérêts vitaux». De ce rapport, qui présente un tableau assez sombre de la situation prévalant actuellement au Moyen-Orient et propose quelques pistes de réflexion pouvant être utiles au nouveau gouvernement français, nous présentons les analyses concernant notre sous-région, le Maghreb.
Le manque d'une vision d'ensemble pour le Maghreb La coopération de la France avec le Maghreb reste importante en chiffres; mais l'investissement politique de Paris dans cet ensemble régional, le niveau de ses relations économiques et la valeur de l'aide qu'elle lui alloue ne semblent pas à la mesure de ce qu'il représente (et représentera) pour sa sécurité, sa prospérité et aussi pour l'harmonie de sa construction nationale au XXIe siècle. «Nous gérons tant bien que mal un acquis sans vision d'ensemble, ni perspective», affirment les auteurs du rapport. Qui ajoutent: «Notre approche est fractionnée au profit de relations bilatérales marquées d'une forte subjectivité, influencée elle même par des préjugés durables». Cette approche s'assortit également d'une gestion au jour le jour, constamment renégociée pour tenter de perpétuer une supposée rente de situation et veiller à ce que les positions de la France ne soient pas grignotées par d'autres puissances, comme les Etats-Unis, qui montrent, depuis quelques années, un certain intérêt pour l'Afrique en général et l'Afrique du Nord en particulier. Sans parler de la Chine ou de la Russie. «Une certaine facilité nous conduit à entretenir l'idée que le Maghreb constitue un cas à part, ce qui est conforme à une réalité historique nous créant des devoirs, mais échappant aux priorités qui guident ailleurs notre politique extérieure», écrivent les auteurs du «Rapport Avicenne». Tout en soulignant le rôle important que joue le Maghreb sur le plan de la politique intérieure de la France, puisqu'il intervient dans divers débats hexagonaux (notamment sur l'immigration, l'intégration, la laïcité, la lutte contre le terrorisme…), ces derniers affirment que, pour préserver sa position privilégiée au Maghreb, la France doit, «reconstruire un système de priorités, redéfinir une perspective, se fixer des objectifs intelligibles et réalisables». Pour cela, elle doit combattre une certaine lassitude observée de part et d'autre et procéder sans délai à une réévaluation de sa politique maghrébine pour la situer dans une perspective d'ensemble qui s'inscrive elle même dans l'action globale qu'elle entend mener au niveau méditerranéen et ailleurs dans le monde en fonction des défis qu'elle y rencontre et des priorités qu'elle doit se fixer.
Une France ‘‘plus maghrébine'' que ses partenaires maghrébins Comment la France peut-elle réaliser cet aggiornamento sans remettre en cause les liens si spécifiques qui l'unissent au Maghreb ou appeler à leur banalisation, mais en s'appuyant sur ces liens pour développer une relation plus conforme à ses intérêts de puissance moyenne qui cherche dans la construction européenne – et euro-méditerranéenne – ce qui lui est nécessaire pour peser dans les affaires du monde ? «Les instruments existent; ils doivent être réorientés ou dynamisés», répondent les auteurs. Sur le plan institutionnel, ces derniers soulignent la nécessité d'un «pilotage interministériel spécifique» afin de mieux mobiliser les instruments administratifs et financiers en faveur du Maghreb. Solution préconisée, à cet effet: «la création d'un ‘‘Secrétariat Général de Comité Interministériel'' pour le Maghreb (SGCI Maghreb) destiné à se transformer à terme en ‘‘SGCI Méditerranée'', et qui pourrait être piloté par le ministère des Affaires étrangères. De quoi s'agit-il au juste ? Réponse: «Cette gestion interministérielle s'impose d'autant plus que la France se doit d'être ‘‘plus maghrébine'' que chacun de ses trois partenaires majeurs au Maghreb en prenant elle-même l'initiative de projets nécessaires d'intégration régionale (infrastructures, communication, formation…) que ces Etats sont trop divisés pour promouvoir à ce stade.» En d'autres termes, «il s'agit, sur le plan bilatéral France/Maghreb, d'affecter une partie des crédits accordés jusqu'ici à chacun [des trois partenaires maghrébins] à une enveloppe régionale finançant des projets nécessaires d'intégration que leurs divisions actuelles leur interdisent de promouvoir eux mêmes. Ils en reconnaîtront l'opportunité et y trouveront une stimulation pour un travail en commun sur le plan du développement. L'UMA, paralysée sans avoir jamais pris son essor, y trouverait une impulsion dans sa mission plus générale d'intégration d'un Maghreb réconcilié», expliquent les auteurs. Dans le cadre de cette même approche régionale, la France pourrait aussi aider à renouveler l'engagement de la Commission européenne en faveur de l'ensemble maghrébin, donner un nouvel élan à la concertation dite «5+5» et, au delà, au processus EuroMed, actuellement en cours de rénovation en «politique de voisinage» et qui devrait suivre, lui aussi, des méthodes d'intervention plus sélectives, en concentrant notamment les efforts sur un nombre limité de projets structurants et ainsi contribuer à la promotion des intégrations sous-régionales. En élargissant ainsi, de part et d'autre de la Méditerranée Occidentale, le champ d'un dialogue trop exclusivement bilatéral, la France et ses partenaires européens de la bordure méditerranéenne, notamment l'Espagne et l'Italie, pourraient aider à compenser, ne fut-ce qu'en partie, le coût du «non-Maghreb», qui est évalué à au moins un point de croissance annuelle.
Encourager l'évolution démocratique, mais que faire des islamistes ? Autre orientation envisagée par les auteurs du rapport: l'élargissement du champ des interlocuteurs maghrébins qui comprendraient, à côté des responsables gouvernementaux, les représentants de la société civile, et la facilitation de la circulation entre les deux rives de la Méditerranée, «sans a priori autre que lié à des exigences raisonnables de sécurité» (sic !), au profit de tous ceux (représentants des collectivités locales, hommes d'affaires, étudiants, chercheurs…), «qui peuvent nourrir la relation et en maintenant sur place un dialogue avec des interlocuteurs non gouvernementaux». A travers ce dialogue avec les sociétés civiles maghrébines, la France ne cherchera pas seulement à maintenir sa présence et ses liens avec «les forces vives du Maghreb». Elle essayera aussi d'encourager l'évolution démocratique de celles-ci «par une sorte d'osmose intervenant à tous les niveaux», étant entendu que «les pressions en ce sens exercées exclusivement à celui des responsables supérieurs de l'Etat» pourraient être «facilement interprétées, et donc dénoncées et rejetées, comme autant d'ingérences ou manifestations d'incompréhension des cultures politiques locales.» En d'autres termes, les relations avec les sociétés civiles seraient maintenues et développées mais dans un souci constant de ne pas «heurter» les autorités des pays concernés. Cependant, ce souci de voir «émerger des systèmes démocratiques dans la région» devrait-il concerner – ou exclure – les mouvements islamistes ? Les auteurs du rapport admettent que «la principale force d'opposition organisée [dans la région] et disposant d'un soutien populaire est représentée par les mouvements islamistes (...) qui sont cantonnés aux marges du pouvoir». Ils admettent aussi que «la rhétorique ‘‘nous ou la dictature islamique'' maniée habilement par les régimes en place trouve [encore] une oreille complaisante aux Etats-Unis comme en Europe, d'autant que les oppositions nationalistes, libérales et progressistes se sont très sensiblement affaiblies». Cela ne les empêche pas de préconiser, sinon l'intégration dans la vie politique locale des mouvements islamistes qui s'engagent à renoncer à la violence, du moins le dialogue, «nécessairement critique», avec ces derniers. «Ceux-ci [les islamistes] constituent des acteurs majeurs dans la vie politique et sociale, jouissant souvent d'une influence forte au sein des populations par l'efficacité des services qu'ils mettent à leur disposition et capables, à l'occasion d'élections libres dont nous encourageons, bien entendu, le principe, d'accéder au pouvoir. Ceci étant, certains ne sont pas reconnus, ni admis par les pouvoirs en place ou se disqualifient à nos yeux par leur recours à des méthodes terroristes et par leur rejet violent de ce à quoi nous nous identifions», expliquent les auteurs du «Rapport Avicenne». Qui s'empressent cependant de préciser qu'«un dialogue n'en est pas moins nécessaire avec tous les autres qui sont une réalité, d'autant que l'expérience (décolonisation, OLP) nous a appris la relativité de nos ostracismes.» Bien qu'elle soit politiquement correcte, cette position de principe n'en pose pas moins un problème pratique. Comment, en effet, établir des contacts avec des mouvements islamistes, qui sont souvent bannis dans leurs propres pays ? Réponse de nos experts: «L'approche ne peut relever, en tout état de cause, que du cas par cas, prenant en compte la représentativité du mouvement, son discours et, plus particulièrement, sa position vis-à-vis de la violence, sa relation avec le pouvoir (légalité ou non). Il devrait être acquis que, dès lors qu'un mouvement islamiste est légal et intégré dans le processus politique (…), le dialogue devient possible.» Appliquée à la Tunisie, où les partis se réclamant de la religion sont interdits, cette approche exclut toute possibilité de contact ou de dialogue entre la France officielle et les membres du mouvement islamiste Ennahdha. Cette exclusion, que les islamistes assimileraient à de l'ostracisme, ne déplaira pas aux autorités tunisiennes. Au contraire…