Il aura facilement imprégné trois générations. Depuis la lutte nationale, l'indépendance, la proclamation de la République et trente et un ans de règne tour à tour éclairé, convulsif et obscurci par la vieillesse qu'il "n'avait pas vu venir", comme il l'a lui même dit à Béchir Ben Yahmed après les émeutes de janvier 78... Les temps de la ferveur, les temps héroïques de cette Tunisie qui renaissait à la vie, les temps où l'on chantait partout "Habibi ya Moujahid" et, surtout, surtout, ces grands rendez-vous avec l'Histoire, comme l'a dit De Gaulle. Que garde la mémoire collective de Bourguiba, cette mémoire qui s'arrange parfois pour être amnésique mais qui ne peut pas le faire avec le "Zaïm"? Que gardons-nous de ce Père, contemplateur, qui se sentait investi d'une mission messianique? Ce regard bleu perçant; les discours pénétrants, véritables leçons de "sciences Po"... les percées internationales. Le discours d'Ariha, la brouille avec les Arabes. Vodka et Coca Cola qu'il a mélangés en 68 au Québec dans un discours magistral où il prévoyait près de trente ans avant, la fin de la guerre froide, la fin des blocs et, finalement, la fin du communisme... C'est ce Bourguiba, grand visionnaire qui a fini par cultiver en nous le sentiment d'être le centre du monde. C'est notre regard intérieur. Et de l'extérieur que nous dit-on? L'émancipation de la femme , cas unique pour longtemps encore et peut être même pour toujours dans le monde arabe. L'enseignement, oui l'enseignement obligatoire et gratuit pour tous... Le pouvoir d'exporter notre matière grise (c'était son leitmotiv à défaut de pétrole) et cette ouverture sur le monde, sur les cultures. Les orientalistes l'ont accusé d'avoir "occidentalisé" la Tunisie. "Occidentalisé" ne serait pas le terme adéquat. Pour lui, l'ouverture sur les cultures "endiguait" les tentations obscurantistes. En fait, il était dans son rôle de Père. Et un père a toujours un regard sévère... jusqu'à ce que la vieillesse, implacable, inévitable ne vienne sonner l'heure du Changement. Bourguiba se retrouvait dès lors dans cette place qui lui était prédestinée: un imposant fauteuil dans le panthéon de la mémoire collective. Mais un fauteuil qu'il avait pris soin lui-même, de son vivant, d'orienter dans le sens de l'Histoire.