Par Aziz KRICHEN On apprenait autrefois, à l'époque de notre propre jeunesse, que le déclenchement puis le sort des révolutions dépendaient de la réunion de deux séries de conditions, les unes «objectives», les autres «subjectives». Les premières sont liées, pour l'essentiel, à l'action des forces sociales ; les secondes, principalement subordonnées aux prédispositions effectives des forces politiques existantes. Ceux d'en bas ne voulaient plus vivre comme avant Les conditions objectives se trouvent rassemblées quand « ceux d'en bas » (l'écrasante majorité de la population) ne veulent plus vivre comme avant, et que « ceux d'en-haut » (la minorité dominante) ne peuvent plus vivre comme avant. En d'autres termes, le point de rupture révolutionnaire est atteint lors de la rencontre entre deux conjonctures limites : au moment où la volonté populaire de changement devient si générale et si pressante qu'elle place le groupe dirigea nt devant l'impossibilité matérielle de continuer à gouverner comme il avait l'habitude de le faire. En Tunisie, c'est très exactement ce qui s'est produit en ces semaines fatidiques allant du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. L'étincelle a jailli à Sidi Bouzid, dans les steppes du centre-ouest, à travers Mohamed Bouazizi, qui fit de son corps une torche vivante. A partir de là, le feu s'était vite propagé aux autres territoires marginalisés de l'intérieur, poussant des pointes par Le Kef et par Gafsa, en suivant le tracé des frontières avec l'Algérie. Fin décembre, l'incendie gagnait les villes du littoral, progressant comme les mâchoires d'une gigantesque tenaille depuis Bizerte, au nord, et Gabès, au sud. Les populations déshéritées des ceintures urbaines basculèrent en premier, bientôt suivies par la masse des travailleurs et des fonctionnaires, ensuite par les classes moyennes puis moyennes supérieures. La révolution n'était plus seulement populaire, elle devenait nationale. Le 12 janvier, Sfax tombait. Le 13, c'était au tour de Sousse et du Sahel. Le coup de grâce était imminent, inéluctable ; il fut porté le lendemain 14 janvier, avec le soulèvement victorieux de la capitale et de ses périphéries. Les uns après les autres, sortis de toutes les régions du pays, issus de tous les milieux sociaux, emmenés par les nouvelles générations où les filles rivalisaient d'audace avec les garçons, les Tunisiens s'étaient relevés et luttaient pour leur affranchissement. Plus rien ni personne ne pouvait les arrêter. Pas même la mort des leurs, fauchés quotidiennement par les forces de sécurité, qui les galvanisait plutôt qu'elle ne les faisait hésiter. Après des décennies d'oppression, d'injustice, de misère et d'humiliation, ils se dressaient maintenant avec fierté, sans crainte, solidaires et compacts. Leur exigence unanime était à la fois simple et radicale : en finir avec le régime de Ben Ali. Longtemps désuni, le peuple s'était retrouvé et réconcilié avec lui-même. Il redevenait un corps agissant, le sujet direct de son propre destin. C'était définitif : « Ceux d'en bas ne voulaient plus vivre comme avant ! » Devant cette réalité abrupte, « ceux d'en-haut » ne pouvaient que prendre acte et s'incliner. La peur avait changé de camp. Que firent-ils ? Ils firent ce que les cliques au pouvoir font presque toujours en pareil cas, de tout temps et en tout lieu. Ils s'employèrent à désamorcer la révolte en organisant, dans la panique et l'improvisation la plus extrême, une sorte de mini-coup d'Etat interne. Ils sacrifièrent les cibles les plus immédiates de la colère populaire — Ben Ali et la mafia des Trabelsi —, et engagèrent un ravalement de façade du système de gouvernement, en y incorporant un certain nombre de personnalités « indépendantes » et les figures de l'ancienne opposition qui voulurent bien se prêter au jeu. Tout cela dans le but de désorienter la rue, la démobiliser, reprendre l'initiative, et préserver ainsi les intérêts d'ensemble du groupe dirigeant. Cette opération sauve-qui-peut s'effectua dans les heures qui précédèrent et suivirent l'exfiltration du dictateur déchu et de ses proches. Ici, il devient indispensable d'aborder la question des conditions subjectives de la révolution. Les partis politiques aux abonnés absents Nous avons mentionné qu'elles étaient tributaires des prédispositions effectives des forces politiques existantes. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement ceci : pour garantir la victoire définitive de l'insurrection, outre l'intervention décisive des forces sociales, il faut simultanément que se trouve réunie une deuxième série de conditions : l'implication de forces politiques qui soient en phase avec les nécessités du processus révolutionnaire. Présentes parmi les secteurs sociaux les plus larges, ces forces doivent se montrer attentives à leurs besoins et à leurs revendications. Elles doivent être en mesure de traduire les aspirations de la population en un programme politique cohérent, incluant tous les domaines de la vie nationale : les libertés, la souveraineté, le fonctionnement de l'Etat, l'économie, les inégalités sociales et territoriales, l'éducation, la culture, la santé, etc. Ces forces doivent être capables d'encadrer et de diriger les masses — qui doivent se reconnaître en elles —, et être suffisamment habiles et expérimentées pour déjouer les contre-attaques inévitables de l'adversaire. Plus fondamentalement encore, leur leadership ne doit pas se limiter aux tâches « négatives » préliminaires de l'activité révolutionnaire — le renversement de l'ancien régime —, il doit aussi englober les tâches « positives » qui en découlent : l'édification du nouveau régime. Sans cette dernière aptitude, le soulèvement ne peut pas passer du stade de la rébellion, de la révolte, celui de la destruction de l'ordre ancien (« Ech-chaâb yourid iskat en-nidham ! »), à celui de la révolution proprement dite, qui ne devient effective que par la construction d'un ordre nouveau – ordre nouveau qui n'est pas un objet métaphysique insaisissable, qui n'est rien d'autre que l'aboutissement institutionnel des principales demandes de la société. Considéré sous cet angle, le constat brutal que l'on est amené à poser est que de telles forces ont fait cruellement défaut au pays, non seulement avant le 14 janvier, mais également après. On devrait même ajouter, pour être clair, qu'on ne les voit pas se manifester avec évidence aujourd'hui encore, malgré l'extraordinaire prolifération des partis nouvellement créés – plus de 150 à l'heure actuelle. L'une des plus remarquables particularités du soulèvement populaire que nous avons vécu il y a quatre ans réside, en effet, dans son caractère essentiellement spontané. Il n'y a pas eu de chefs politiques nationaux pour diriger l'insurrection, ni d'états-majors partisans pour l'organiser, et pas d'avantage de stratégie générale définissant des objectifs réalistes à court, moyen et long termes. Tout ce qui a été réalisé l'a été dans la spontanéité la plus complète. Pourtant, lorsque l'on observe le déroulement des événements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, on ne peut s'empêcher d'être impressionné par l'aspect hautement ordonné de leur évolution, comme si l'ensemble procédait d'une volonté unifiée, d'une vision planifiée de ce qu'il convenait d'accomplir. Les choses sont allées crescendo, permettant à la révolution d'accumuler des troupes toujours plus nombreuses et obligeant l'ennemi à disperser et éparpiller les siennes. Tout cela a engendré une dynamique d'une redoutable efficacité, avec des mouvements convergents allant des périphéries vers les zones centrales, des campagnes vers les villes, des couches sociales les plus marginalisées aux classes aisées les mieux intégrées – aboutissant, au final, avec une précision quasi-militaire, à une grande manœuvre d'encerclement de la capitale, siège du pouvoir, par le pays entier, toutes régions et tous milieux confondus. Cette chorégraphie révolutionnaire, si belle, si intelligente, si puissante, était cependant restée de bout en bout une entreprise entièrement spontanée, une œuvre strictement populaire, directement fabriquée par les masses et la jeunesse — elle ne devait rien aux partis et moins encore à leurs directions. Son développement ne résultait d'aucune intervention préméditée des politiques, il s'était engouffré d'instinct dans les failles ouvertes par les lignes de fracture territoriales et sociologiques qui traversent la société — une société levée en masse pour réclamer et obtenir son affranchissement d'un régime prédateur devenu odieux à tout le monde et dont tout le monde voulait se débarrasser. Toutes les conditions objectives de la victoire étaient réunies... Mais les conditions objectives, seules, ne suffisent pas. Comme souvent dans les révolutions, les conditions subjectives n'étaient pas au rendez-vous au bon moment. C'est cela qui explique la nature contradictoire du 14 janvier. Le départ de Ben Ali et de son clan était le maximum qui pouvait être atteint avec le soulèvement spontané. Pour aller plus loin et plus profond – encore une fois démanteler l'ancien régime en tant que tel et non pas seulement chasser ses figures les plus détestées, et simultanément avancer dans l'édification d'un nouveau régime –, il fallait la présence de forces politiques capables d'assumer l'option révolutionnaire. Or celles-ci n'existaient pas. En ce sens, le 14 janvier est tout à la fois un grand succès et une cuisante défaite. Plus précisément, il annonce les revers et les déboires qui allaient suivre, où nous nous sommes englués et dont nous ne sommes toujours pas sortis. Revers et déboires dont il faudra pourtant finir par sortir. Et dont je suis persuadé que nous allons sortir. Parce que les révolutions, comme les pièces du théâtre classique, ne se jouent jamais en un seul acte. *(Intellectuel et homme politique) *Ce texte est extrait du prochain ouvrage de l'auteur, qui paraîtra bientôt, portant le titre provisoire : «Un devoir de vérité»