Dans ce «Petit éloge du temps présent», Jean-Marie Laclavetine nous montre sans aucune pédanterie comment l'écrit s'acquiert, impressionne le conscient, porte l'idée et ajoute la densité du temps et la puissance du symbole. Avec la « vraie» littérature, l'avenir vient à nous «sur des pattes de colombe», semble nous dire l'auteur. Depuis toujours, le temps intéresse tout le monde : «Quelle heure est-il ?» ou «Quel temps fait-il ?». Marcel Proust, avant d'entamer sa « Recherche » du temps perdu, est allé «Du côté de chez Swann» et, plus loin, «A l'ombre des jeunes filles en fleurs »... Si l'on peut s'offrir «le temps présent» et si, en plus, le temps est retrouvé, c'est l'euphorie la plus absolue. C'est un plaisir de lire Jean-Marie Laclavetine, car il n'est pas ennuyeux. Il a surtout cet avantage de nous donner en 123 pages une belle définition de la littérature : «Creuser toujours. Inventer une nostalgie pour un passé qui n'existe pas». Le livre se pose ou plutôt le Mythe commence quand l'auteur fait ressurgir Michael Cimino, réalisateur, scénariste et producteur américain, plusieurs fois oscarisé pour son «Voyage au bout de l'enfer». L'auteur nous le transpose à Sarajevo, «regard raybanisé », ne passant plus sa vie « à filmer de folles batailles, des mariages inoubliables et des parties de roulette russe »ou en se faisant haïr par Hollywood. Dans cette ville ravagée, Cimino écrit des livres et décrit la haute solitude de la cité du cinéma, seul endroit «où l'on éprouve avec plus de précision le sentiment de «vastation», décrit par Tolstoï lorsqu'il eut achevé la rédaction de «Guerre et Paix» : «Nul endroit, sinon peut-être Sarajevo, qui en connaît un rayon en matière de desperate hours». Parfaitement lucide et lapidaire, l'auteur poursuit : «Hollywood oublie tout et ne pardonne rien. L'âme du cinéma s'y est noyée dans l'eau trop bleue des piscines et l'encre noire des livres de comptes». L'âme des grands hommes, cependant, plane toujours sur cette colline mythique : Marlon Brando, Lee Marvin, Billy Wilder... Des personnages farfelus Pour l'heure, Cimino est toujours à Sarajevo et il y est à sa place. Il vient parler littérature et surtout de son grand projet, l'adaptation au cinéma de «La Condition humaine», ce portail de l'enfer, ce «train interminable rugissant dans la nuit et peuplé de mourants attachés les uns aux autres, fagots humains prêts à être enfournés dans la chaudière de la locomotive». Bien évidemment, les producteurs français demeurent «perfectly indifferent», et Cimino intensément ailleurs et intensément là, au milieu des autres, «a rebel with a cause». Il écoute, observe, présent à tout, à tous. Rien d'autre à dire : le Mythe est simplement une belle personne. Ainsi finit l'éloge de Michael Cimino. Avez-vous lu les «Cronopes et Fameux» de Julio Cortàzar ? Ce sont des textes courts, des nouvelles fantastiques décrivant le comportement bizarre de personnages fantasques et où peuvent tranquillement rôder des fantômes bienveillants, «de ceux que l'on regrette quand ils ne sont pas là, telle l'adolescente Silvia qu'un narrateur, dans une assemblée de copains, est seul à voir, et qui le hante gentiment». Les personnages de Cortàzar sont ainsi d'une présence insidieuse et entêtante, rire et inquiétude mêlés : «Ils nous soûlent de mots, d'idées, de blagues, mais ce qu'ils disent a moins d'importance que ce qu'ils sont, moins d'importance que le jazz de leur voix... Il est tentant, inévitable de filer l'analogie musicale lorsqu'on évoque le grand bonaérien. Parker, bien sûr, dont le double, dans «Le Fugitif», s'arrête de jouer au milieu d'une prise avec Miles Davis : «Ah non ! ça, je l'ai déjà joué demain !» Plus concrètement, est Cronope celui qui saura lire l'heure en effeuillant un artichaut, en tuant les fourmis à Rome, en montant un escalier en connaissance de cause, en posant correctement un tigre...Et si vous savez répondre à ces questions : vous faut-il des instructions pour pleurer ? Pour avoir peur comme il faut ? Vous arrive-t-il de jeter les timbres-poste que vous trouvez laids ? De tremper un toast dans vos larmes naturelles ?, vous êtes indéniablement Cronope et authentique en... Amérique latine et juste pour savoir à qui on a affaire ! Une sorte de mode, une lubie fantasque et emplie de réalisme : «Il arrive, Cortàzar, avec sa phrase qui chaloupe, précise et sinueuse comme la trompette de Miles...Cancre érudit, prince du swing boxant avec des gants de mots, jaseur jazzeur lançant ses couacs aux carreaux des Fameux... et ne se fiant pas aux apparences, devise cronopienne qui vient à point. Il est rassurant de constater grâce à lui qu'un brin d'herbe est tout sauf un brin d'herbe. Rien n'est donné, rien n'est certain, le monde est une maquette à monter». Un monde différent Que dire du «Petit éloge de l'avenir de l'homme» qui, selon le poète qui voit plus haut que l'horizon, est la femme ? C'est proprement magistral ! «Tout ce qui nous sépare nous éloigne de l'humanité. Se battre pour l'égalité des droits, des salaires, des conditions de travail, de l'accès aux postes de décision, oui ; mais au nom de la simple justice, et non de la prééminence vertueuse de l'un ou l'autre groupe». Qu'on se le dise ! Et comme un éloge est un éloge, Jean-Marie Laclavetine n'a pas manqué de faire celui de Bernard Pivot et de «ce temps où l'on parlait de livres à la télévision. Cela portait un joli nom, cela s'appelait «Apostrophes». Dans cet Eden, l'aristocrate et le situationniste, l'esthète et le bon lourdeau, le bourgeois et le libertaire, le dévot et le sybarite babillent de concert». Pour que le monde ne radote plus, l'auteur nous fait un petit éloge de Grandgousier. Si une copie de la lettre adressée à son fils Gargantua était remise aux grands dirigeants, la face du monde aurait affiché un sourire semblable à une tranche de melon jaune : «Rabelais, nourri des leçons d'Erasme et de sa «guerre à la guerre», est plus que jamais d'actualité, lui qui s'élève contre toutes les tyrannies, contre les guerres de conquête menées dans le but de s'approprier les biens d'autrui ou de conforter un prestige chancelant...» On rit beaucoup en lisant Rabelais, et l'on sent que, sous les crudités du langage, les folles imaginations et le scepticisme, un vif amour de l'humanité gronde. La Bruyère a dit de sa façon d'écrire : «Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire ; c'est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu'à l'exquis» et cela, Jean-Marie Laclavetine l'a bien compris. Quel que soit le temps. « Petit éloge du temps présent », de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 123 pages